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Florent Favière, Doctorant à l’Université de Rennes 1 et à l’Alma Mater Studiorum – Università di Bologna, membre de l’Axe intégration européenne (IODE UMR CNRS 6262) et du Centro Internazionale Ricerche sul Diritto Europeo (CIRDE)

Les campagnes de désinformation constituent pour l’Union un défi majeur, aussi bien démocratique lors des processus électoraux que, plus récemment, dans le contexte de la pandémie de COVID-19. Suite à l’agression armée de l’Ukraine par la Russie, la lutte contre cette menace hybride a pris une autre dimension. Cette agression injustifiée a entrainé une réaction inédite de l’Union avec une mobilisation sans précédent de ses instruments relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (ci-après « PESC), allant du financement de la fourniture d’armes létales à l’Ukraine à l’adoption massive de mesures restrictives à l’encontre de la Russie. Parmi ces mesures, le Conseil de l’Union a adopté, le 1ermars 2022, une décision (PESC) 2022/351 et un règlement (UE) 2022/350 afin de suspendre d’urgence les activités de diffusion des médias publics russes Sputnik et Russian Today dans l’Union ou en direction de l’Union. Ces mesures interdisent aux opérateurs de diffuser, d’autoriser ou de faciliter la diffusion de leurs contenus. En revanche, elles n’empêchent pas à ces médias d’exercer dans l’Union d’autres activités que la diffusion, telles que des enquêtes et des entretiens. Bien que d’autres dispositifs aient déjà été déployés par l’Union en matière de lutte contre la désinformation, ces mesures constituent à ce jour les premières mesures restrictives de liberté adoptées par l’Union en la matière. Le 3 juin 2022, la liste des médias visés par ces mesures a été étendue aux médias RTR Planeta, Russia 24 et TV Centre International.

En réaction à ces sanctions, Russian Today France (ci-après « RT France »), une société d’édition de chaînes thématiques établie en France et presque entièrement financée par le budget de l’État russe, a introduit, le 8 mars 2022, un recours devant le Tribunal de l’Union tendant à l’annulation de ces mesures et une demande en référé afin d’ordonner leur sursis à l’exécution. La demande en référé fût rejetée par ordonnance le 30 mars 2022 au motif que la condition relative à l’urgence n’était pas remplie et que la balance des intérêts en cause penchait en faveur du Conseil. Le Tribunal décida d’office de statuer sur la légalité de ces mesures dans le cadre d’une procédure accélérée. Riche de nombreux enseignements, l’arrêt rendu le 27 juillet 2022, par lequel le Tribunal de l’Union a rejeté le recours, apporte plusieurs indications quant à la compétence de l’Union à adopter de telles mesures et à leur conformité aux droits et libertés fondamentales.

Ce billet n’aborde que la question de la compétence de l’Union (points 46 à 64 de arrêt) et non le fond du litige portant sur le respect des droits et libertés fondamentales. Invoquée de manière incidente par la requérante, la question de la compétence du Conseil, et par conséquent, de l’Union, pour adopter ces mesures est examinée d’office par le Tribunal en tant que moyen d’ordre public (point 45 de l’arrêt). Alors que RT France faisait valoir que seules les autorités de régulation nationales, tel que l’Arcom, pouvaient intervenir pour sanctionner un média audiovisuel, le Tribunal justifie la compétence du Conseil en se fondant sur le caractère large des objectifs de la PESC. La large portée des objectifs attribués à l’Union en matière de PESC constitue un fondement incontestable de sa compétence pour l’adoption de mesures restrictives en matière de lutte contre la désinformation (I). En revanche, bien que la requérant n’ait pas soulevé la question de la répartition de cette compétence externe avec les compétences internes à l’Union, les éléments apportés par le Tribunal pour justifier la mobilisation de ce domaine de compétence au détriment des autres demeurent discutables (II).

1. L’existence incontestable de la compétence de l’Union en matière de lutte contre la désinformation dans le domaine de la PESC

Après avoir rappelé l’objectif général de l’Union à la contribution à la paix et à la sécurité « dans ses relations avec le reste du monde », le Tribunal identifie les objectifs inhérents à la PESC. Bien que les traités n’énumèrent pas d’objectifs spécifiques à la PESC, cette politique poursuit l’ensemble des objectifs de l’action extérieure, parmi lesquels figurent la sauvegarde de sa sécurité et le renforcement de la sécurité internationale (points 48 et 49 de l’arrêt). La large étendue de la compétence de l’Union dans le domaine de la PESC, couvrant « tous les domaines de la politique étrangère ainsi que l’ensemble des questions relatives à la sécurité de l’Union », laisse à penser qu’il n’y a pas de limite au champ d’action de cette politique. Cette idée se confirme par l’interprétation extensive offerte par les juridictions de l’Union aux « positions de l’Union » prévues à l’article 29 TUE. Ces positions, qui constituent le fondement juridique préalable à l’adoption de mesures restrictives, peuvent constituer « non seulement des actes à caractère programmatique ou de simples déclarations d’intention, mais aussi des décisions prévoyant des mesures de nature à modifier directement la situation juridique de particuliers » (point 51 de l’arrêt). 

De la même manière, le large champ d’action de cette politique est amplifié par la grande latitude laissée au Conseil pour définir l’objet de ces mesures dans le cadre de la PESC. Cette grande latitude accordée par le Tribunal (point 52 de l’arrêt), et plus généralement par la Cour de justice, revient à considérer que toute mesure visant à lutter contre une menace pour la sécurité de l’Union ou pour la sécurité internationale, reconnue comme telle par le Conseil, puisse être adoptée sur le fondement de la PESC. Dès lors que le Conseil considère l’interdiction temporaire de la diffusion de contenus de certains médias, « parmi les mesures utiles pour réagir à la grave menace contre la paix aux frontières de l’Union et à la violation du droit international » (point 52 de l’arrêt), suffit à constituer un fondement suffisant pour l’adoption de telles mesures.

En outre, la nature sui generis ou innommée de la PESC[1] permet d’éviter l’épineuse question de la répartition des compétences entre l’Union et ses Etats membres. La nature innommée de la PESC permet à l’Union « d’adopter des mesures restrictives visant à interdire provisoirement et de manière réversible la diffusion des contenus de la requérante », sans pour autant priver les autorités administratives nationales de leur compétence pour adopter des sanctions envers un organisme de radiodiffusion télévisuelle (point 57 de l’arrêt).

En revanche, la nature innommée de la PESC n’a pas empêché le Tribunal d’opérer une double appréciation du principe de subsidiarité pour justifier l’exercice de cette compétence pour l’adoption de la décision et du règlement attaqués. Le Tribunal établit, d’une part, que le résultat visé par la décision « n’aurait pas pu être atteint par l’intermédiaire des autorités de régulation nationales, dont la compétence est limitée au territoire de l’État membre auquel elles appartiennent. » (point 58 de l’arrêt) et, d’autre part, que la mise en œuvre par le règlement de « l’interdiction temporaire de diffusion des contenus de la requérante sur l’ensemble du territoire de l’Union pouvait être mieux réalisée au niveau de l’Union qu’au niveau national » (point 63 de l’arrêt). Ce test de la subsidiarité, opéré par le Tribunal, est troublant dans la mesure où c’est la première fois qu’il est fait avec autant d’évidence en matière de PESC. L’application de ce principe à ce domaine n’étant pas, au regard des traités, une évidence, ce test est d’autant plus surprenant que le Tribunal avait estimé que la violation de ce principe ne saurait être invoquée par un requérant concernant des mesures restrictives prévues par une position commune PESC. Toutefois, le recours à la PESC pour l’adoption de ces mesures restrictives n’évite pas la délicate question de la répartition de celle-ci avec les compétences internes à l’Union.

2. La discutable répartition des compétences entre la PESC et les compétences internes à l’Union en matière de lutte contre la désinformation 

Bien que la requérante n’en ait pas fait référence, le Tribunal aborde la délicate question de la répartition des compétences entre la PESC et les compétences internes à l’Union dans le domaine du marché intérieur et des services audiovisuels (points 59 à 61 de l’arrêt). Sur ce point, le raisonnement du Tribunal s’avère discutable. Tout d’abord, le Tribunal confirme le « caractère désormais inopérant »[2] de l’article 40 TUE pour la délimitation du champ d’application de la PESC par rapport aux autres compétences. Après l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, cette clause de non-affectation des compétences est devenue réciproque, la mise en œuvre de la PESC ne devant pas affecter l’application des procédures et l’étendue respective des attributions des institutions prévues par les traités pour l’exercice des autres compétences de l’Union, et vice versa. Cette disposition n’est dès lors pas de nature à remettre en cause l’adoption de telles mesures dans le cadre de la PESC, au détriment d’autres domaines de compétences tels que celui relatif au marché intérieur (points 59 à 60 de l’arrêt).

Pour autant, la référence issue de l’arrêt relatif aux mesures restrictives adoptées en matière de lutte contre le terrorisme selon laquelle « les compétences de l’Union au titre de la [PESC] et au titre d’autres dispositions du traité FUE […], ne s’excluent pas mutuellement, mais se complètent, chacune ayant son propre champ d’application et visant à atteindre des objectifs différents » semble inappropriée au cas d’espèce (point 61 de l’arrêt). Dans cet arrêt, portant sur la question de la répartition des compétences entre la PESC et l’Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice (ci-après « ELSJ »), la Cour avait fondé cette répartition sur la distinction entre la sécurité interne à l’Union, relevant de l’ELSJ, et la sécurité internationale, relevant de la PESC. Les deux domaines visent donc a priori des objectifs distincts. Leur champ d’application diffère également en ce que l’ELSJ, bien que revêtant une dimension externe, est une politique interne, et la PESC une politique externe. Or, cette référence soulevée par le Tribunal, s’avère inappropriée, dès lors que les mesures restrictives en litige ciblent des médias, certes financés presque entièrement par le budget de l’État russe, mais établis sur le territoire de l’Union (point 2 de l’arrêt). Ce cas d’espèce soulève la question de la portée géographique des mesures restrictives adoptées dans le cadre de la PESC qui, dans le cas présent, ciblent directement des personnes morales établies sur le territoire de l’Union. Au risque d’une captation par la PESC de la lutte contre la désinformation au sein de l’Union, le bien-fondé du fondement juridique de ces mesures mériterait d’être davantage précisé par les juridictions de l’Union, notamment au regard de l’articulation avec l’ELSJ, dont la lutte contre la désinformation figure également parmi ses objectifs. Cette question est ici clairement esquivée par le Tribunal.

Enfin, si l’adoption de ces mesures restrictives dans le cadre de la PESC peut se justifier au regard du contexte « extraordinaire », « d’extrême urgence » (point 86 de l’arrêt), « spécifique » et des conditions « grave et urgentes » (point 113 de l’arrêt) liés à l’agression de l’Ukraine par la Russie, la question de leur fondement juridique dans un contexte de non-agression armée sur le continent européen se pose. Alors que l’adage « A situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles » a semble-t-il guidé le Tribunal dans la justification de ces mesures dans le domaine de la PESC, qu’en sera-t-il pour l’adoption de telles mesures privatives de liberté en période « ordinaire » ou dans un contexte « non-exceptionnel » ? A l’heure où les eurodéputés demandent à l’Union d’intensifier ses efforts en matière de lutte contre la désinformation, cette dernière peine, semble-t-il, encore à résoudre cette équation. 


[1] N. ALOUPI, C. FLAESCH-MOUGIN, C. KADDOUS, C. RAPOPORT, Commentaire Mégret – Les accords internationaux de l’Union européenne, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2019, 368 p., spéc.  p.174 et s.

[2] I. BOSSE-PLATIERE, « Les exceptions à l’incompétence de la Cour de justice en matière de Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) », In E. CARPANO, G. MARTI, L’exception en droit de l’Union européenne, Coll. Droits européens, PUR, 2019, p. 95-114.