Florent Favière, Doctorant contractuel à l’Université de Rennes 1 et à l’Alma Mater Studiorum – Università di Bologna, membre de l’Axe intégration européenne (IODE UMR CNRS 6262) et du Centro Internazionale Ricerche sul Diritto Europeo (CIRDE)

Dans ses Mémoires, Jean Monnet écrivait « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises ». Il est vrai que l’Union européenne a été, ces dernières années, confrontée à toute une série de crises : crise de la zone euro, crise des réfugiés, crise liée au Brexit et crise de la COVID 19. L’invasion injustifiée et sans provocation de l’Ukraine par la Russie risque de marquer un tournant pour l’Union, et plus particulièrement dans la conduite de sa politique étrangère et de sécurité commune (PESC). En effet, si les conflits en ex-Yougoslavie au début des années 90 ont fortement contribué à l’élaboration de la PESC lors du Traité de Maastricht, le conflit qui se déroule actuellement en Ukraine marquera peut-être une nouvelle ère pour cette politique. 

Initié à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie en février et mars 2014, le conflit en Ukraine a connu une escalade militaire en février 2022 en raison, dans un premier temps, de la reconnaissance par le Président russe de « l’indépendance et la souveraineté » des zones des oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk puis, dans un second temps, de l’annonce et du lancement d’une opération militaire en Ukraine. Condamnant « avec la plus grande fermeté » cette invasion de l’Ukraine par les forces armées russes, l’Union et ses Etats membres font preuve d’une unité et d’une rapidité de prise de décision assez remarquables. Faisant face à une menace existentielle pour la sécurité de l’Europe et la sécurité internationale, l’Union européenne a en effet, adopté des mesures qui, de toute évidence, auraient difficilement été envisageables auparavant. Rappelons que les actes adoptés dans le domaine de la PESC sont soumis à des règles et procédures spécifiques basées sur une prise de décision à l’unanimité au sein du Conseil, ce qui constitue parfois un facteur bloquant dans le processus de décision.

Cette force collective et cette rapidité de prise de décision de l’Union semblent pour l’heure incarner une force de réaction encourageante face à ce défi géopolitique imposé par la Russie et Vladimir Poutine. Finalement cette invasion par une puissance nucléaire de l’un de ses voisins au sein du continent européen ne contribue-t-il pas à faire entrer la PESC dans une nouvelle ère, là où les défis liés au Brexit et la présidence de Donald Trump n’ont donné à cette politique que de simples élans ? Autrement dit, l’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine n’offre-t-elle pas à l’Union européenne l’opportunité de devenir une puissance géopolitique prête à assumer encore davantage son rôle dans la sécurité du continent européen et la sécurité internationale ? En effet, apportant « un soutien sans faille à la souveraineté et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine », l’Union européenne a opéré une mobilisation sans précédent de ses instruments PESC avec l’adoption massive et globale de mesures restrictives individuelles et économiques (I) ainsi que le financement inédit de la fourniture d’équipements militaires à l’armée ukrainienne grâce à la facilité européenne pour la paix (II).

I. L’adoption massive et globale de mesures restrictives économiques et individuelles

À la différence des régimes thématiques adoptées en réaction aux graves violations des droits de l’homme ou aux cyberattaques ou à la prolifération et l’utilisation d’armes chimiques dans le cadre desquels des personnes et entités russes sont déjà ciblées, la réaction de l’Union au conflit ukrainien se fonde sur une pluralité de régimes de sanctions spécifiques à la situation en Ukraine. La riposte de l’Union à cette agression est globale et comprend à la fois des mesures restrictives sectorielles et individuelles ciblant aussi bien les marchandises, les banques, les liaisons aériennes, les dirigeants politiques et les oligarques russes. Parmi les sanctions adoptées ces derniers jours, deux régimes de sanctions sont fondés sur les décisions adoptées en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie, et modifiées en conséquence. Un troisième régime est venu compléter ces dispositifs en réaction à la signature, le 21 février 2022, par le président de la Fédération de Russie, d’un décret reconnaissant « l’indépendance et la souveraineté » des zones des oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk non contrôlées par le gouvernement et à l’ordre donné aux forces armées russes d’entrer dans ces zones.

Ainsi, dès le 23 février 2022, le Conseil de l’Union a adopté, sur proposition du Haut représentant, des premières mesures visant à interdire dans l’Union l’importation de marchandises originaires de ces zones et non contrôlées par le gouvernement ukrainien, ainsi que la fourniture de financement ou d’aide financière en rapport avec l’importation des marchandises. L’adoption de ces sanctions fondées sur la décision (PESC) 2022/266 et le règlement (UE) 2022/263, ont complété les deux régimes de sanctions adoptés en 2014, qui ont été profondément modifiés à la suite des annonces du Kremlin. En effet, par une décision (PESC) 2022/264 et un règlement (UE) 2022/262, le Conseil de l’Union est venu compléter le régime mis en place à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie, visant initialement à interdire la vente, la fourniture, le transfert ou l’exportation d’armement, de biens à double usage et de certains biens et technologies sensibles à la Russie, en imposant également des restrictions à l’accès au marché des capitaux, et plus particulièrement en interdisant le financement de la Russie, de son gouvernement et de sa banque centrale. De plus, par une décision (PESC) 2022/265 et un règlement 2022/259, suivis d’une décision (PESC) 2022/267, le Conseil est venu compléter une autre décision adoptée en 2014 qui vise à  imposer, cette fois-ci, des restrictions des déplacements et le gel des avoirs à l’encontre des personnes responsables d’actions qui compromettent ou menacent l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine. Dans ces deux décisions PESC et ce règlement, l’Union a ainsi sanctionné pas moins de vingt-six personnes, ainsi que 336 membres de la Douma d’Etat qui ont voté en faveur de l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk.

Le 24 février 2022, en réaction à l’opération militaire annoncée par le président russe et l’attaque par les forces armées russes de l’Ukraine, l’Union a largement intensifié ces sanctions. Réuni le même jour en réunion extraordinaire, le Conseil européen a marqué son accord « sur de nouvelles mesures restrictives qui auront des conséquences lourdes et massives pour la Russie » et a ajouté que « ces sanctions concernent le secteur financier, les secteurs de l’énergie et des transports, les biens à double usage ainsi que le contrôle des exportations et le financement des exportations, la politique des visas, des inscriptions supplémentaires de ressortissants russes sur les listes et de nouveaux critères d’inscription sur les listes ». Mettant en œuvre les conclusions du Conseil européen, le Conseil adopta dès le lendemain, de nouvelles sanctions économiques en interdisant notamment les exportations de biens et technologies dans le secteur de l’énergie, de l’aviation et de l’industrie spatiale ou encore de nouvelles restrictions aux exportations de biens et technologies à double usage. Parmi ces interdictions, sont visées notamment les exportations vers la Russie de biens et technologies spécifiques utilisés dans des raffineries de pétrole ou encore la vente d’aéronefs, de pièces détachées et d’équipements aux compagnies aériennes russes. Le même jour, les sanctions individuelles adoptées par l’Union ont également pris une portée inédite en sanctionnant le président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine ainsi que son ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov. Le Conseil a également élargi les sanctions aux membres du Conseil national de sécurité et aux personnalités biélorusses ayant facilité cette agression militaire.

Le 28 février 2022, l’Union européenne a étendu les mesures existantes aux domaines de l’aviation et du financement.Elle interdit désormais l’autorisation à tout aéronef exploité par des transporteurs aériens russes, y compris les aéronefs immatriculés en Russie et non immatriculés en Russie qui sont détenus, affrétés ou contrôlés d’une autre manière par une personne physique ou morale russe d’atterrir, de décoller du territoire des Etats membres sur de l’Union ou de le survoler. De plus, le Conseil a également interdit toute transaction avec la Banque centrale de Russie, y compris les transactions avec toute personne morale, toute entité ou tout organisme agissant pour le compte ou sur les instructions de la Banque centrale de Russie. L’Union a également élargi la liste des personnes faisant l’objet de mesures individuelles à des oligarques et hommes d’affaires actifs dans les secteurs du pétrole, de la banque et de la finance, ainsi qu’à des membres du gouvernement et personnalités militaires de haut rang.

En réaction aux actions de désinformation et de manipulation de l’information, le Conseil a adopté les 1er et 2 mars 2022 des mesures restrictives visant à suspendre d’urgence les activités de diffusion des médias publics russes Sputnik et Russian Today au sein de l’Union ou en direction de l’Union. De plus, après quelques jours d’hésitation, un compromis a été trouvé au sein du Conseil afin d’instaurer des sanctions visant à exclure certaines banques russes du système bancaire SWIFT. Ainsi, à partir du 12 mars 2022, l’Union interdira la fourniture des services spécialisés de messagerie financière qui sont utilisés pour échanger des données financières à sept banques russes ainsi qu’à leurs filiales. Certains établissements financiers liés au secteur des hydrocarbures n’ont cependant pas été ciblés par ces mesures ou font l’objet d’exceptions, en raison de la dépendance énergétique de certains Etats membres de l’Union.

En complément de cette adoption massive et globale de mesures restrictives économiques et individuelles, l’Union européenne a autorisé, pour la première fois de son histoire, le financement de la fourniture d’équipements militaires aux forces armées ukrainiennes grâce à la facilité européenne pour la paix.

II. Le financement inédit de la fourniture d’équipements militaires aux forces armées ukrainiennes

Le 28 février 2022, en réponse à une demande urgente du gouvernement de l’Ukraine, l’Union a décidé, pour la première fois de son histoire, le financement de la fourniture de matériel militaire par les Etats membres à un Etat tiers en situation de guerre par le biais de la facilité européenne pour la paix. Adoptée il y a tout juste un an, la facilité européenne pour la paix est un instrument financier placée hors du budget de l’Union qui permet le financement par les Etats membres d’actions visant à renforcer les capacités d’États tiers et d’organisations régionales et internationales dans le domaine militaire et de la défense. Contrairement à la facilité africaine pour la paix, la facilité européenne pour la paix autorise le financement de la fourniture d’équipements militaires, y compris létaux, à des Etats tiers. Bien que son adoption soit relativement récente, cette facilité a déjà été fortement mobilisée et a contribué au financement de soutien à des forces armées de plusieurs Etats tiers, tels que la Bosnie-Herzégovine, le Mozambique, la Géorgie, la Moldavie et le Mali. Cependant dans le cadre du conflit ukrainien, c’est la première fois que l’Union européenne autorise le financement de la fourniture d’armes létales à un Etat tiers. Par deux mesures d’assistance, l’Union a ainsi autorisé le financement, à hauteur de 450 millions d’euros et de 50 millions d’euros, de la fourniture d’équipements militaires « conçus pour libérer une force létale » et d’équipements « non destinés à libérer une force létale » à l’armée ukrainienne afin qu’elle puissedéfendre l’intégrité territoriale et la souveraineté de son territoire, mais aussi protéger sa population contre l’agression militaire en cours.

Requérant l’unanimité au sein du Conseil, il est remarquable que ces mesures d’assistance aient pu être adoptées aussi rapidement. Sur ce point, notons que ni l’Autriche, ni l’Irlande, ni Malte ne figurent pas sur la liste des Etats membres auxquels peut être confiée la mise en œuvre du financement de la fourniture aux forces armées ukrainiennes d’équipements militaires conçus pour libérer une force létale. Il semblerait donc que ces Etats membres, en raison de leur neutralité, aient fait usage de l’abstention constructive, conformément à l’article 31 §1 TUE et à la décision établissant la facilité européenne pour la paix. Par ailleurs, le Danemark, qui, selon le protocole 22 annexé aux traités, ne participe pas à l’élaboration et à la mise en œuvre des décisions et actions de l’Union ayant des implications en matière de défense et ne contribue pas au financement de cette facilité, figure sur cette liste et semble donc participer à la mise en œuvre de ces activités.

La mobilisation massive et sans précédent de ces instruments ciblant notamment les secteurs bancaires et financiers ou encore des transports et de l’aviation, confirme la portée extrêmement large des instruments pouvant être adoptés dans le domaine de la PESC, lorsqu’il s’agit d’assurer la sécurité de l’Union et la sécurité internationale. L’Union européenne a semble-t-il franchi un cap dans la conduite de sa politique étrangère et de sécurité et offre une illustration assez encourageante de la capacité de réaction dont elle peut faire preuve dans son rôle de plus en plus affirmé de garante de la sécurité du continent européen et de la sécurité internationale. L’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie a, quoiqu’il en soit et de toute évidence, bouleversé les enjeux et réflexions stratégiques de l’Union liées à sa sécurité et à son indépendance, et aura par conséquent un impact significatif dans l’adoption de la très attendue boussole stratégique qui doit définir les priorités politiques et objectifs de l’Union dans les domaines de la sécurité et de la défense.