Sylvain THIERY, Docteur en droit public de l’Université de Rennes 1

La présentation du nouveau pacte sur l’immigration et l’asile par la Commission (une communication, cinq propositions de règlement, trois recommandations et différents textes contenant des lignes directrices) était attendue depuis de nombreuses années. Surtout depuis 2015, au moment où l’Union a subi une « pression migratoire » qui a provoqué des désaccords profonds entre les États membres. Et puis, plus récemment, les incendies du camp de Moria sur l’île de Lesbos en Grèce ont mis en évidence les conditions difficiles, voire en réalité indécentes, dans lesquelles sont placés les demandeurs d’asile en attente du traitement de leur demande. À quelque chose malheur est bon, le drame de Moria – qui n’a fort heureusement fait que des dégâts matériels – a vraisemblablement accéléré l’urgence de réformer la procédure d’accueil des réfugiés en Europe. Cette triste actualité a en effet engendré de nombreuses critiques dirigées contre l’Union européenne pour la gestion des flux de migrants. Les Organisations non gouvernementales, notamment, n’hésitent pas à pointer les conditions d’accueil des réfugiés, qui ne sont pas toujours conformes au principe de dignité humaine, alors même qu’il s’agit de la première valeur sur laquelle l’Union est fondée selon l’article 2 TUE. Dans ce contexte, le discours sur l’état de l’Union prononcé par la présidente de la Commission, Ursula Von der Leyen, le 16 septembre 2020, était porteur de promesses. L’annonce de l’abolition du « règlement de Dublin » pour le remplacer par un nouveau mécanisme fort de solidarité ne pouvait effectivement qu’emporter l’adhésion.

L’enjeu est de taille, la réforme devant trouver un équilibre subtil sur la question de l’accueil des réfugiés sur laquelle les États membres ne parviennent pas à se mettre d’accord. Trois positions peuvent être identifiées au sein de l’Union lorsque sont évoquées les questions migratoires : les États situés aux frontières extérieures de l’Union (principalement la Grèce, l’Italie ou Malte), qui sont les plus exposés à l’arrivée des migrants et qui plaident pour un système global plus solidaire ; les États qui ont conscience du déséquilibre dans la charge de l’accueil des réfugiés et qui souhaitent une réforme (la France et l’Allemagne notamment, même si pour ces États les répercussions des questions migratoires sur le plan interne sont politiquement sensibles) ; et les États qui souhaitent un statu quo, qui se sentent moins concernés par cette problématique en raison de leur situation géographique plus centrale, et qui sont donc moins exposés (les États situés à l’est et en Europe centrale). Ces trois grands courants se sont particulièrement exprimés au moment du pic migratoire connu en 2015 qui a conduit le Conseil à adopter une décision pour relocaliser des migrants arrivés en grand nombre en Italie et en Grèce (Décision (UE) 2015/1601 du Conseil du 22 septembre 2015 instituant des mesures provisoires en matière de protection internationale au profit de l’Italie et de la Grèce). Cette décision avait en effet été contestée devant la Cour de justice par la Slovaquie et la Hongrie, soutenues dans cette démarche par la République tchèque et la Pologne (CJUE, gde ch., 6 septembre 2017, Slovaquie et Hongrie c. Conseil, aff. Jts C-643/15 et C-647/15). Dans cette affaire, on se souvient d’un argument particulièrement choquant de la part de la Pologne qui estimait que la répartition des migrants présentait le risque de déséquilibrer les États membres qui sont « presque ethniquement homogènes comme la Pologne » (point 302 de l’arrêt Slovaquie et Hongrie c. Conseil), que la Cour n’avait – fort heureusement – pas relevé. Une telle prise de position, qui semble contraire aux valeurs d’ouverture et d’humanité de l’Union, démontre à elle seule l’étendue des crispations provoquées par la question migratoire. Elle est même en contradiction avec le principe de solidarité qui devrait régir, selon l’article 80 TFUE, le développement d’une politique commune en matière d’asile et de protection.

Il n’est donc pas étonnant d’observer que les annonces de la Commission dans la présentation du pacte sur l’immigration et l’asile se soient concentrées sur cet aspect : le renforcement de la solidarité. Cette dernière doit principalement jouer entre les États membres de l’Union. Ceci relève d’une certaine logique, le développement d’une politique commune présuppose que l’ensemble des États membres agissent dans la poursuite de mêmes objectifs qui ne peuvent être atteints que collectivement, et qu’ils doivent donc s’entraider et s’assister pour y parvenir. Mais la solidarité devrait également jouer à l’égard des demandeurs d’asile eux-mêmes. L’essence même du droit d’asile implique qu’un État fasse preuve de solidarité à l’égard d’une personne qui ne détient pas sa nationalité afin de lui accorder une protection. Enfin, une solidarité entre l’Union et les États tiers qui accueillent, au moins temporairement, des demandeurs d’asile qui souhaitent rejoindre l’Europe peut également être attendue.

La solidarité semble ainsi émerger dans différents aspects de l’asile, et il est sans doute rassurant de constater la prise de conscience de la Commission sur ce point. Il convient néanmoins d’évaluer si la solidarité est bien au rendez-vous de la réforme de la politique européenne de l’asile. Dans cette perspective, plusieurs remarques peuvent être formulées. En premier lieu, il est vrai qu’un mécanisme de solidarité entre les États membres de l’Union est placé au cœur de la réforme, mais il n’est pas certain qu’il tienne toutes ses promesses (1). En second lieu, il est encore moins sûr que les demandeurs d’asile se retrouvent dans une position plus enviable après cette réforme (2). En troisième lieu, il subsiste également des doutes sur l’établissement d’une réelle solidarité entre l’Union et les États tiers (3).

1. Une solidarité relative entre les États membres de l’Union

L’idée même d’une réforme de la politique européenne de l’asile ne pouvait être envisagée sans une suppression du « système de Dublin » selon lequel l’État responsable de la demande d’asile est le premier État de l’Union dans lequel se rend un demandeur. Ce système a montré toutes ses faiblesses lors de l’afflux de demandeurs en 2015 en raison du déséquilibre qu’il provoque pour les États situés géographiquement aux abords de l’Union européenne. En effet, il est fréquent que le premier État dans lequel se rend un demandeur d’asile soit l’Italie, la Grèce, ou Malte, ce qui fait peser sur ces États la charge de la gestion de la procédure d’asile, alors même que les réfugiés en question souhaiteraient parfois se rendre dans un autre État membre de l’Union. L’annonce d’une abrogation de ce système semblait alors la bienvenue. Et pourtant, les propositions formulées par la Commission ne sont que partiellement satisfaisantes et ne font pas état d’une suppression du système antérieur. Certes, l’État responsable de la demande d’asile ne sera pas systématiquement le premier État d’accueil du demandeur. Dans l’hypothèse où ce dernier ferait valoir des liens familiaux avec des personnes installées dans un État membre, ou s’il s’y est déjà rendu pour faire des études par exemple, alors ledit État serait celui dans lequel la procédure d’asile doit être étudiée. De même, un État membre ayant déjà accordé un visa à une personne deviendrait responsable de son éventuelle demande d’asile ultérieure. Cependant, il ne s’agit là que d’exceptions, qui ne sont pas des nouveautés puisqu’elles existent déjà dans le système actuellement en vigueur, mais le principe de base reste inchangé : l’État responsable de la demande d’asile sera toujours le premier État d’accueil. Malgré les annonces en ce sens, l’abrogation du « système de Dublin » semble loin de devenir une réalité.

Pour compenser cette réforme seulement cosmétique de la désignation de l’État responsable de la demande d’asile, il devra être institué un mécanisme de solidarité entre les États membres de l’Union, en cas d’afflux de demandeurs d’asile, comme cela s’est produit en 2015. Dans cette situation, un État membre faisant face à un afflux important pourra demander à la Commission d’activer ce mécanisme de solidarité afin que les autres États membres lui portent assistance. Ce mécanisme semble de prime abord intéressant, en ce sens qu’il réhabilite le principe de solidarité en obligeant tous les États à concourir à la gestion de l’accueil de demandeurs d’asile en cas d’afflux. Mais une nouvelle fois, les modalités pratiques d’un tel mécanisme suscitent une certaine déception. La Commission indique en effet que le mécanisme repose sur un système de contributions flexibles de la part des États membres. Ces derniers pourront proposer d’accueillir des demandeurs d’asile par le biais de procédures de relocalisation, ce qui semble élémentaire pour décharger l’État faisant face à un afflux de demandes d’asile. Néanmoins, les États membres n’y seront jamais contraints. C’est en cela que le mécanisme est présenté comme flexible, puisqu’ils pourront préférer une contribution financière, soit pour organiser le retour des demandeurs déboutés vers leur pays d’origine ; soit pour apporter un soutien opérationnel, comme la construction de camp de rétention par exemple. Ces alternatives à l’accueil des demandeurs d’asile sont quelque peu décevantes. Il est évident que les États membres qui ont jusqu’à présent toujours refusé de prendre en charge des demandeurs d’asile ne se porteront pas volontaires pour les accueillir à l’avenir. Le mécanisme aura pour conséquence de les obliger à participer à la gestion de l’afflux des demandeurs, mais pas à les prendre en charge. Il s’agit donc d’une solidarité a minima dans le développement de la politique européenne de l’asile, et d’une « victoire » pour les États peu enclins à ouvrir leurs frontières, même à des personnes persécutées dans leur pays d’origine. Cela est regrettable, et la Commission aurait sans doute pu se montrer plus ambitieuse au stade de sa proposition, pour mettre tous les États membres devant leurs responsabilités en la matière. Déjà critiquable sur cet aspect, la stratégie de la Commission l’est sans doute encore plus concernant les modifications envisagées pour la procédure applicable aux demandes d’asile.

2. Une solidarité éprouvée vis-à-vis des demandeurs d’asile

Le premier pilier sur lequel repose la stratégie de la Commission consiste en l’accélération des procédures de demandes d’asile. Cet objectif est sans doute louable, tant il est difficile de laisser des personnes dans l’attente de l’examen de leur demande, surtout lorsque cette attente se fait dans des camps de rétention, ce qui place les demandeurs dans une position de vulnérabilité. Pour ce faire, la Commission propose de mettre en place un filtrage à l’entrée du territoire de l’Union pour identifier les personnes et les orienter vers les procédures adéquates. Ce n’est qu’à l’issue d’un tel filtrage que les demandeurs pourront effectivement être considérés comme éligibles à la procédure d’asile, et donc poursuivre la procédure en bonne et due forme.

L’idée d’un filtrage lors de l’arrivée de migrants pour distinguer les demandeurs d’asile des migrants économiques peut se comprendre, afin de faciliter la gestion des demandes d’asile, mais elle doit être analysée avec une certaine méfiance. L’ajout d’une étape procédurale dans le parcours du demandeur d’asile peut s’avérer problématique, et présente le risque de vider le droit d’asile de sa substance. En effet, une personne persécutée dispose d’un droit à être protégée par un État autre que celui dont il est ressortissant, mais encore faut-il lui donner les moyens de faire entendre sa cause. Ce filtrage semble impliquer une étude préalable de la situation d’un migrant avant de lui octroyer l’entrée sur le territoire de l’Union. S’il apparaît qu’une personne est éligible à la procédure d’asile, alors elle pourra présenter sa demande, mais il n’est pas certain qu’elle aboutisse. En revanche, si elle n’apparaît pas comme potentiellement éligible, elle sera renvoyée vers son pays d’origine sans que sa demande soit profondément étudiée. Les impératifs de gestion des flux migratoires ne devraient pas conduire au risque de remettre en cause le droit d’asile. Ce dernier est un droit fondamental, qui figure d’ailleurs dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (article 18), ce qui implique qu’une personne puisse s’en prévaloir de manière effective. L’existence du filtrage présente ainsi le risque qu’une personne ne puisse pas parvenir à présenter effectivement une demande d’asile, ce qui est contraire à un droit fondamental. Une nouvelle fois, l’approche de la Commission est sujette à critique et ne fait pas vraiment preuve de solidarité, vis-à-vis des demandeurs d’asile cette fois. Les orientations données à la réforme n’incitent alors pas à l’enthousiasme, et ce n’est pas la nouvelle stratégie envisagée avec les États tiers qui change cette impression.

3. Une solidarité réinventée avec les États tiers

La réforme de la politique européenne de l’asile détient une dimension externe, puisqu’elle dépend des partenariats conclus avec des États tiers. Sur ce point, une solidarité interétatique permettant une circulation sécurisée des demandeurs d’asile, une lutte contre les trafics des personnes, et une coopération en matière de réadmission doit également être envisageable. Dans cette perspective, la Commission promet que l’Union agira pour la mise en œuvre effective des accords de réadmission et s’engagera à conclure des partenariats mutuellement avantageux avec des États tiers. Il est une nouvelle fois permis de s’interroger sur le point de savoir si cette stratégie ne doit pas mener vers un développement de l’externalisation des demandes d’asile, en dehors des frontières de l’Union. Une telle orientation présente le risque de simplement déplacer la problématique de l’accueil des réfugiés à l’extérieur de l’Europe. L’existence de camp de rétention comme celui de Moria à l’extérieur des frontières de l’Union n’est pas une réelle solution. Cette perspective n’est donc, une nouvelle fois, que très peu réjouissante. En définitive, les propositions de la Commission semblent surtout réitérer ce qui existe déjà, et apporter quelques modifications sur des éléments qui suscitent plutôt l’inquiétude et la méfiance. La commissaire européenne aux affaires intérieures Ylva Johansson avait annoncé dès le début de l’année 2020 « qu’aucun État membre ne va dire de ce Pacte, hourra, c’est la solution idéale ». Il est encore trop tôt pour dire ce qu’il adviendra de ces différentes propositions, mais sur ce point au moins, la commissaire européenne ne semble pas loin de la vérité.