A propos des arrêts de l’Assemblée plénière de la CJUE, 16 février 2022, Hongrie et Pologne/Parlement européen et Conseil de l’Union européenne, aff. C-156/21 et C-157/23
Pierre Auriel, Docteur en Droit public, Chercheur post-doctoral à l’Université Jean Moulin Lyon 3
Le 16 février dernier, deux arrêts de l’Assemblée plénière de la Cour de justice de l’Union européenne ont reconnu la légalité du règlement 2020/2092 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union. Ces arrêts – presqu’identiques – ont été largement médiatisés, y compris par la Cour de justice : pour la première fois, le prononcé d’une de ses décisions a fait l’objet d’une retransmission vidéo. L’enjeu n’était pas mince. Ce règlement permet au Conseil, sur proposition de la Commission européenne et après un vote à la majorité qualifiée, de réduire ou de suspendre les paiements du budget de l’Union à un État membre lorsque des violations de l’État de droit sont constatées en son sein. Si des procédures permettaient déjà la suspension d’une grande partie des fonds européens en raison de certaines atteintes aux principes de l’État de droit, cette conditionnalité horizontale, touchant tous les fonds européens, pourrait avoir une incidence significative sur les équilibres politiques et financiers de l’Union. Pour cette raison, les États membres avaient adopté un compromis – dont la légalité était douteuse – imposant à la Commission de ne pas activer ce dispositif tant que la Cour de justice n’avait pas établie sa légalité, bricolant l’équivalent d’un contrôle a priori des règlements dans l’ordre juridique de l’Union.
Dans ce cadre, le litige traçait une opposition nette au sein de l’Union européenne : la Commission européenne et onze États membres (dont la France et l’Allemagne) sont intervenus au soutien du Parlement et du Conseil pour défendre un texte dont la légalité était contestée par la Pologne et la Hongrie. Selon ces derniers, le règlement vise à sanctionner des violations des valeurs européennes, violations qui ne devraient être sanctionnées que par les procédures prévues à l’article 7 du traité sur l’Union européenne en raison de la nature politique des valeurs de l’Union européenne. Autrement dit, ce qui était en cause était la signification des valeurs commune et leur place dans l’ordre juridique de l’Union. La Cour a donc dû trancher ce conflit en précisant la finalité du règlement général de conditionnalité (I), la distinction entre les différentes procédures concernant les valeurs de l’Union (II) ainsi que la nature de celles-ci (III).
I. La finalité du régime général de conditionnalité
Dès le début des discussions à propos d’un régime général de conditionnalité, la finalité de ce dispositif a été ambigüe. Alors que la Pologne et la Hongrie refusaient de respecter les nombreuses condamnations des institutions européennes concernant les violations des valeurs de l’Union par ces États, le Parlement européen a demandé, dans une résolution adoptée le 14 mars 2018, à la Commission européenne de créer un mécanisme de sanction financière en cas de non-respect par les États membres des valeurs protégées par l’article 2 du traité sur l’Union européenne. La Commission européenne a adopté une lecture différente. Dans sa proposition de règlement, elle a estimé que les atteintes à l’État de droit devaient entrainer une suspension des fonds européennes parce qu’elles menacent les intérêts financiers de l’Union. L’affaiblissement des autorités de contrôle au sein des États faciliterait la fraude et la corruption et, par conséquent, un usage illicite des fonds européens. Pour la Commission, l’objectif de ce nouveau dispositif n’était donc pas de protéger les valeurs de l’Union mais son budget.
Cette ambiguïté est demeurée le long de la procédure législative (conclusions de l’Avocat général Manuel Campos Sánchez-Bordona, pts.76 et suiv[1].). La Hongrie et de la Pologne en ont fait le principal angle de leur contestation de la légalité du règlement. Considérant que le discours budgétaire de la Commission européenne était un faux-nez cachant la finalité réelle du régime général de conditionnalité, ils ont estimé que l’Union était incompétente pour adopter un tel règlement. En effet, la base juridique de ce règlement est l’article 322, paragraphe 1, sous a) du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui autorise l’Union à adopter « les règles financières qui fixent notamment les modalités relatives à l’établissement et à l’exécution du budget et à la reddition et à la vérification des comptes ». Si le règlement ne visait pas à permettre l’exécution du budget, alors le choix de la base juridique était erroné.
Pour répondre à cette argumentation, la Cour procède à une exégèse du règlement (pt.121 et suiv.) afin de montrer que, dans sa version finale, ce mécanisme a pour unique finalité la bonne exécution du budget. En effet, seules les atteintes à l’État de droit menaçant suffisamment directement les intérêts financiers de l’Union sont susceptibles d’entrainer une suspension du versement des fonds européens. Le choix de la base juridique est donc fondé.
La Cour précise, dans un obiter dictum ; que cette protection du budget de l’Union a pour fonction de protéger le principe de solidarité, une autre valeur de l’Union (pt.129). Autrement dit, elle établit un autre lien entre la protection des valeurs et le budget de l’Union, créant des opportunités argumentatives pour une extension de la conditionnalité. Si la Cour limite la portée du régime adopté par le règlement 2020/2092 en insistant sur la nécessité d’établir un lien suffisamment direct entre les atteintes au budget de l’Union et la remise en cause de l’État de droit pour suspendre le versement des fonds européens, ces développements pourront permettre d’inventer de nouvelles suspensions de certains mécanismes européens.
II. La distinction des procédures
La Pologne et la Hongrie ont soutenu, en outre, que le non-respect des valeurs de l’Union devait être sanctionné par les procédures prévues à l’article 7. Cependant, en raison des conditions d’activation de ces procédures, les institutions européennes ne parviennent pas à sanctionner la Pologne et la Hongrie. L’adoption du régime général de conditionnalité viserait à contourner ces obstacles.
La Cour répond à ces arguments en soulignant que l’objet, la procédure et les conséquences de ces deux mécanismes sont différents. L’article 7 peut être employé pour sanctionner toutes les atteintes aux valeurs de l’Union et aboutir à une suspension des droits de vote des États membres dans les institutions européennes. Le régime général de conditionnalité ne concerne que les violations de l’État de droit menaçant la bonne exécution du budget de l’Union européenne et n’aboutit qu’à une suspension du versement des fonds (pts. 201 et suiv). Il n’y a donc pas contournement de l’article 7 mais création d’un mécanisme ayant des finalités distinctes.
Or, les traités autorisent une telle création puisqu’avant même l’adoption de ce règlement, la violation des valeurs de l’Union n’était pas sanctionnée uniquement par les procédures prévues à l’article 7. Citant sa jurisprudence récente, la Cour souligne que des recours en manquement et des questions préjudicielles ont été utilisés pour sanctionner les violations de l’État de droit en Pologne et en Hongrie (pts. 195 à 199). Seulement, les objectifs poursuivis par les institutions européennes dans le cadre de ces procédures sont différents de ceux de l’article 7 : ils peuvent se superposer mais en aucun cas se confondre.
III. La nature des valeurs de l’Union européenne
Enfin, pour la Pologne et la Hongrie, la protection des valeurs de l’Union devrait relever exclusivement des procédures prévues à l’article 7. Les valeurs de l’Union seraient largement indéterminées en raison de l’extrême diversité des traditions constitutionnelles nationales. Dès lors, leur sanction serait une décision politique que seul le Conseil européen statuant à l’unanimité aurait la légitimité d’adopter. A l’inverse, confier un tel pouvoir à la Commission européenne et au Conseil de l’Union risquerait de soumettre les États membres à des sanctions arbitraires fondées sur les préférences politiques de ces institutions et non sur la violation d’une règle de droit préalablement connue.
Réfutant cette position, la Cour de justice estime que les valeurs de l’Union, et en particulier le respect de l’État de droit, sont des normes permettant de contrôler l’action des États membres. Il s’agit d’une « obligation de résultat » (pt.169) qui découle de l’appartenance des États à l’Union européenne (pts.142 à 145). En outre, la jurisprudence passée de la Cour a déterminé le sens et la portée de ces valeurs au sein de l’ordre de l’Union. Dès lors, s’il est vrai que l’Union respecte les traditions constitutionnelles nationales, « les États membres adhèrent à une notion d’ »État de droit » qu’ils partagent, en tant que valeur commune à leurs traditions constitutionnelles propres, et qu’ils se sont engagés à respecter de manière continue » (pt. 266). De cette affirmation découle des principes de non-régression – les États doivent respecter les valeurs de l’Union après leur adhésion – et de communauté des valeurs – une conception nationale des valeurs européennes ne peut pas permettre de s’écarter de la définition commune.
La place des valeurs dans l’architecture européenne est donc centrale : « elles définissent l’identité même de l’Union en tant qu’ordre juridique commun » (pt.145) et ne sont pas des slogans politiques sans conséquence contraignante pour les États. Toutefois, les conséquences de cette affirmation devront être précisées. Son articulation avec les jurisprudences nationales utilisant l’équivalence des protections ou l’identité constitutionnelle pour refuser de mettre en œuvre le droit de l’Union européenne n’est pas évidente. Surtout, elle ne sera pas nécessairement suivie d’effets. La guerre aux portes de l’Union risque de modifier les dynamiques politiques internes aux institutions européennes, dynamiques que la mise en œuvre du régime général de conditionnalité ne peut pas ignorer.
[1] Pour plus de clarté, toutes les citations sont issues de l’affaire C-156/21.