Célia Gohier, Doctorante à l’Université Rennes 1, membre de l’Axe intégration européenne (IODE UMR CNRS 6262)


Le contentieux France-Jersey sur l’accès aux eaux de Jersey par la flotte de l’Union

« Au regard des enjeux actuels liés à la cohésion européenne, cette question des licences de pêche est un cas d’école » déclare Annick Girardin dans un communiqué du Ministère de la Mer « Licences de pêche : publication d’une déclaration commune à l’issue d’un conseil des ministres européens de l’agriculture et de la pêche ». La ministre française de la mer était alors à Bruxelles dans le cadre d’une rencontre entre les parlementaires européens, le vice-président de la Commission européenne, le Commissaire chargé de la pêche et les pêcheurs français. Cette rencontre s’inscrivait dans le cadre des tensions entre la France et le Baillage de Jersey (ci-après Jersey) autour de l’octroi des licences de pêche autorisant les pêcheurs français à accéder aux eaux jersiaises.

Avant le Brexit, les relations entre la France et Jersey étaient régies par l’accord relatif à la pêche dans la baie de Granville entre la République française et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, signé à Saint-Hélier le 4 juillet 2000 . Il permettait à la France et à Jersey d’organiser la pêche entre eux. A l’issue de la période de transition débutant le 1er février 2020, l’Union européenne et le Royaume-Uni sont parvenus à l’accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Concomitamment, l’accord de Baie de Granville est dénoncé et les articles 495 et 502 de l’accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni forment le nouveau cadre juridique pour la délimitation de zones de pêches et la gestion de l’accès aux eaux de Jersey pour la flotte européenne. Jersey est une île considérée par le Conseil de l’Europe comme un territoire dont le Royaume-Uni assure les relations internationales. Située dans la zone des 12 miles français, l’île est au cœur de la zone économique exclusive française et donc des eaux de l’Union européenne. Alors qu’aucun différend n’a jamais opposé la France à Jersey ni l’Union européenne à Jersey, comment appréhender le contentieux actuel ? 

Il appartient tout d’abord de relever que la spécificité géographique de Jersey se manifeste dans la rédaction même de l’accord de commerce et de coopération entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, notamment à l’article 502.

            L’article 502 de l’accord, destiné à gérer l’accès aux eaux notamment de Jersey par les pêcheurs de l’Union, est exclusivement consacré aux « dispositions d’accès spécifiques relatives aux eaux du Bailliage de Guernesey, du Bailliage de Jersey et de l’île de Man ». Ce titre traduit explicitement la « spécificité » du Bailliage de Jersey. De plus, en débutant par « par dérogation à l’article 500, paragraphes 1 et 3 à 7, à l’article 501 et à l’annexe 38 », l’article 502 exclut les dispositions précédentes permettant de gérer l’accès aux eaux et à la ressource entre l’Union européenne et le Royaume-Uni.

Ces dispositions exclues sont particulièrement techniques, prévoyant rigoureusement les conditions d’accès aux navires des deux parties dans leurs eaux. L’article 502, propre à l’accès aux eaux du Bailliage de Jersey par les navires de l’Union, ne contient pas ces définitions. Plutôt, en se positionnant comme dérogatoire aux articles techniques mais sans apporter lui-même plus de clarté sur les modalités d’accès, il devient un article peu rigoureux. Ainsi rédigé : « chaque Partie autorise les navires de l’autre Partie à pêcher dans ses eaux en fonction de l’ampleur et de la nature réelle de l’activité de pêche dont il peut être démontré qu’elle a été exercée au cours de la période débutant le 1er février 2017 et se terminant le 31 janvier 2020 par des navires éligibles », il n’apporte ni de définition de la « démonstration », ni d’explication sur les modalités de preuve de « l’ampleur » et de la « nature réelle » des activités. La suite de l’article 502 ne se borne qu’à définir « le navire éligible », les termes « d’eaux » ou de « navire », mais sans apporter d’éclaircissement sur les dispositions déterminant l’octroi de l’autorisation de cet accès aux eaux. Ce caractère dérogatoire et ce manque de précision peuvent s’expliquer par l’attachement de Jersey, rappelé lors du Normandy Summit 2021, à l’accord de baie de Granville, ou par l’absence totale de contentieux entre Jersey et le continent dans le domaine de l’accès aux eaux avant 2020.  

Cependant, ni la France ni Jersey ne retiennent aujourd’hui la même lecture de l’article 502. La France opte pour une approche systémique en se basant sur l’idée générale de l’accord et l’objectif sous-entendu par l’article 502. Jersey argue que le silence de l’article l’autorise à mettre en place des procédures administratives propres visant à apprécier la démonstration de l’antériorité de l’activité de pêche des navires de l’Union dans ses eaux. Ainsi, lorsque les navires européens, majoritairement français (ne sont concernés que deux navires belges), déposent leurs dossiers afin d’obtenir une licence de pêche pour accéder aux eaux de Jersey, ces derniers se confrontent à des conditions administratives imprévisibles. Sans surprise, cette imprévisibilité administrative conduit à l’octroi d’un nombre faible de licences de pêche pour les navires français. Interprétées comme une lecture erronée de l’accord par Jersey, ces mesures administratives sont considérées par la France comme inamicales et manifestement hostiles à l’encontre du continent.

            Ainsi, malgré plusieurs mois de négociations entre Jersey et la France, les procédures administratives jersiaises relatives à la démonstration de l’antériorité de l’activité de pêche des navires de l’Union restent identiques et le nombre de licences octroyées toujours inférieur aux chiffres attendus par la flotte française. Dès lors, après plusieurs salves de menaces, le gouvernement français annonce dans un communiqué de presse du 27 octobre 2021 l’adoption de mesures de rétorsion à l’encontre de Jersey. Ces dernières seraient effectives dès le 2 novembre 2021. Il convient cependant de se demander si la France peut effectivement prendre des mesures de rétorsion à l’encontre du Royaume-Uni alors que l’accord prévoit une procédure de règlement des différends en son article 738.  

Il est particulièrement intéressant dans le cadre de ce contentieux de relever que l’article 502 déroge également à l’article 501 de l’accord précité. Cet article prévoit une procédure de règlement des différends spécifique pour l’accès aux eaux et la pêche dans les eaux britanniques. L’article 501 exclut quant à lui à la procédure « classique » des articles 738 et suivants, tout en opérant un renvoi à certaines dispositions de ces articles sur la procédure de règlement des différends. Le problème réside donc une nouvelle fois dans la rédaction de l’article 502. Ce dernier, rédigé très largement, semble être dérogatoire à toutes les procédures prévues par l’accord sans pour autant prévoir une procédure propre à l’accès aux eaux jersiaises. Ainsi, sans interdiction explicite pour un État membre de l’Union d’utiliser son droit à prendre des mesures de rétorsion, la France semble pouvoir être autorisée à adopter lesdites mesures.

Au sens du droit international, une mesure de rétorsion est une mesure contraignante prise par un État qui use de son droit afin de répondre à un acte lui-même licite mais inamical d’un autre État. Même si elle est contraignante et dolosive, la mesure de rétorsion est licite si elle ne comporte pas de recours à la force. Cependant, elle doit être proportionnelle au degré et à la nature des effets défavorables dont l’existence a été déterminée.

En l’état, l’action de la France se place en dehors du champ d’application de l’accord de commerce et de coopération. L’action jersiaise n’étant hypothétiquement pas illicite, l’État français ne peut déterminer que l’existence d’un comportement inamical. Il appartient donc à l’État français de mettre en œuvre ces mesures de rétorsion à l’encontre du Royaume-Uni (Jersey n’étant pas un État au sens du droit international). Dans le communiqué de presse, le ministère de la mer français annonce interdire le 2 novembre le débarquement des navires de pêche britanniques dans certains ports français, le renforcement des contrôles sanitaires et douaniers, des contrôles systématiques de sécurité des navires de pêche britanniques et le renforcement des contrôles des camions à destination et en provenance du Royaume-Uni.  

Logiquement, Jersey et le Royaume-Uni réagissent dans un communiqué de presse le 28 octobre en soulignant la disproportion des mesures de rétorsion et leur incompatibilité avec l’accord de commerce et de coopération. Néanmoins, il est possible de comprendre la logique derrière les mesures françaises, puisqu’elles ciblent directement l’accès aux ports et le contrôle du respect par la flotte britannique des règles relatives à l’accès aux eaux de françaises. La mesure relative à la restriction de l’accès au marché pourrait être plus contestable mais au regard des négociations de l’accord de commerce et de coopération, elle semble également pouvoir se justifier. En effet, l’Union européenne avait annoncé dans son document Internal EU27 preparatory discussions on the future relationship: « Free trade agreement que l’accès aux eaux britanniques sera la condition sine qua none de l’accès à son marché. De plus, en comparaison avec les mesures initialement évoquées par la France, à savoir la coupure de la fourniture d’électricité à Jersey, le renforcement des contrôles des camions au départ et en provenance du Royaume-Uni ne semble pas complètement disproportionné.

 Il est néanmoins vrai qu’elles ne sont pas adoptées sur le fondement de l’accord de commerce et de coopération mais sur celui du droit international. Cela ne rend pour autant pas lesdites mesures incompatibles avec l’accord précité. En effet, l’accord, dans son article 4, rappelle son attachement au droit international public et aux principes contenus dans la convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, tout en n’interdisant pas à un État de faire usage de son droit de réaction en prenant des mesures de rétorsion à l’encontre d’un État inamical.

Alors que les relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni sont difficiles depuis les premiers rounds de négociations sur le retrait de l’ancien État membre, il est concevable que les mesures de rétorsion puissent ajouter des tensions supplémentaires. Toutefois, elles ont l’avantage d’être immédiates. Leur mise en application le 2 novembre interviendrait moins d’une semaine après la communication de la France. Il faut également noter que toutes les déclarations françaises sont précédées d’une rencontre entre le ministère de la mer français, et la Commission européenne, qui reste l’interlocuteur principal pour la France. Cette dernière agit raisonnablement, puisque l’accord prévoit que les sanctions et les mesures compensatoires, en cas de méconnaissance des dispositions conventionnelles, ne peuvent être prises que par les Parties. Ainsi, seuls l’Union européenne ou le Royaume-Uni peuvent prendre de véritables mesures pour sanctionner la méconnaissance des dispositions contenues dans l’accord de commerce et de coopération.

L’État français demande par conséquent, au titre de l’accord de commerce et de coopération, l’intervention du Conseil de partenariat « sans délai ». Toutefois, le délai de réunion du Conseil de partenariat ainsi que la prise de décision dudit Conseil demeurent incertains. Pourtant, les mesures de rétorsion ne sont en réalité que des mesures de réaction visant à sanctionner le comportement inamical de Jersey. Elles ne visent pas à mettre fin à la situation durablement. Consciente du caractère temporaire des mesures de rétorsion, la France demande également la mise en place de la procédure de l’article 506 de l’accord de commerce et de coopération portant sur les mesures correctives et résolution des litiges. Ce dernier prévoit dès le premier alinéa la suspension de l’accès aux eaux et le traitement tarifaire préférentiel accordé aux produits de la pêche à l’article 506.

            Alors que débute la présidence française du Conseil de l’Union européenne, ce serait la première fois dans le domaine de l’accès aux eaux que des mesures de rétorsion seraient adoptées parallèlement à l’activation d’un article sur les mesures correctives et la résolution des litiges.