Anne HAMONIC (Maître de conférences, Univ Rennes, CNRS, IODE (Institut de l’Ouest : Droit et Europe) – UMR 6262)
Le 15 septembre 2021, le Premier ministre australien Scott Morrisson, le Premier ministre britannique Boris Johnson et le Président américain Joe Biden ont annoncé, dans une déclaration commune, la création de l’« AUKUS » (pour Australia-United Kingdom-United-States), « partenariat trilatéral de sécurité renforcé » entre leurs trois Etats. A travers ce partenariat qui doit « contribuer à maintenir la paix et la stabilité dans la région indo-pacifique », les trois Etats entendent soutenir leurs intérêts en matière de sécurité et de défense, promouvoir un partage plus approfondi d’informations et de technologies, favoriser une intégration plus poussée des sciences, des technologies, des bases industrielles et des chaînes d’approvisionnement liées à la sécurité et à la défense. Ils prévoient de renforcer leurs capacités conjointes et leur interopérabilité, en particulier en matière de capacités cyber, d’intelligence artificielle, de technologies quantiques et de capacités sous-marines. Et, en guise de première initiative de l’AUKUS, les trois dirigeants ont inscrit, dans leur déclaration commune, leur engagement à aider l’Australie à acquérir des sous-marins à propulsion nucléaire pour sa marine nationale.
Cette initiative impliquant un accord sur la fourniture de sous-marins à l’Australie dans le cadre (ou « sous le couvert » ?) d’une alliance stratégique, le ministre australien de la Défense a contacté son homologue française pour l’informer que l’Australie rompait le « contrat du siècle », signé en 2016 avec le groupe naval français Naval Group (ex-DCNS), portant sur la fourniture à l’Australie de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle, pour un montant atteignant 56 milliards d’euros. Il l’a fait le jour même de l’annonce de la constitution de l’AUKUS, sans qu’aucun signe avant-coureur n’ait alerté la France, au contraire[1].
En réaction à ce camouflet tant commercial que diplomatico-stratégique, qualifié de « coup dans le dos » et de « trahi[son] » par le ministre français des Affaires étrangères, la France a pris une décision sans précédent à l’égard de deux alliés historiques, en rappelant pour consultation, le 17 septembre, ses ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie. Elle a, par ailleurs, reporté ou annulé différentes réunions ministérielles impliquant l’Australie, les Etats-Unis d’Amérique et/ou le Royaume-Uni[2]. Assez rapidement toutefois, après des échanges à différents niveaux, et notamment un entretien téléphonique entre les présidents français et américain le 22 septembre, les ambassadeurs français sont retournés à Canberra et Washington.
Au-delà de la France, l’Union européenne a également été heurtée par cet épisode, induisant des réactions dans l’immédiat, tout en confortant l’importance de réflexions stratégiques à plus long terme.
Des répercussions variées sur les relations entre l’UE et les Etats de l’AUKUS
Assez rapidement, les représentants de l’Union européenne ont qualifié l’annonce inattendue de la constitution de l’AUKUS et l’annulation concomitante du contrat d’« inacceptable[s] » et d’« incompréhensible[s] », et exprimé leurs regrets et demandes d’éclaircissements. Puis, à l’occasion d’une réunion informelle le 20 septembre, les ministres des Affaires étrangères des Etats membres de l’Union ont « clairement exprimé leur solidarité avec la France » ; ils ont « considéré qu’il ne s’agissait pas d’une question bilatérale, mais d’un problème affectant l’Union européenne dans son ensemble » et ont échangé « quelques considérations sur la manière dont cela affecte, à différents égards, [l]a relation [de l’Union] avec l’Australie [et avec] les Etats-Unis ».
Vis-à-vis de l’Australie, l’Union a exprimé sa désapprobation à l’égard d’un comportement inapproprié de la part d’un Etat avec lequel elle développe une « relation stratégique » selon l’accord-cadre signé 2016, qui vise notamment à « renforcer la coopération en vue d’apporter des solutions aux enjeux régionaux et mondiaux » et contient une clause de dialogue politique. Cet accord prévoit aussi la possible conclusion d’un accord de libre-échange, qui est en cours de négociation. Or, à son sujet, le député européen (français) Arnaud Danjean (LR/PPE) a twitté, dès le 16 septembre 2021, que « les Australiens p[o]uv[ai]ent s’attendre à plus qu’un retard dans la conclusion de l’accord de libre-échange avec l’UE ». Et si, le même jour, le haut représentant de l’Union estimait quant à lui qu’il ne fallait pas « mélange[r] […] les choses […] [et que] [l]es accords commerciaux avec l’Australie se poursuivront […] », le 12e cycle de négociation de l’accord de libre-échange UE/Australie, prévu en octobre 2021, a été reporté.
A l’égard du Royaume-Uni, tout comme la France qui n’a pas estimé nécessaire de rappeler son ambassadeur à Londres, l’Union européenne a fait preuve d’un certain mépris, semblant s’inquiéter des conséquences de cet épisode sur ses relations avec l’Australie et les Etats-Unis essentiellement. Pourtant, la participation du Royaume-Uni à l’AUKUS « donne […] consistance au concept jusqu’alors nébuleux de “Global Britain” cher au gouvernement de Boris Johnson », et explique sans doute l’exclusion des questions de défense par les Britanniques dès le début des négociations de l’accord de commerce et de coopération UE/Royaume-Uni, en dépit de l’accent qui avait été mis sur cette thématique dans la déclaration politique fixant le cadre des relations futures entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Dès lors, si elle reste juridiquement possible, la négociation d’un accord dédié aux questions de défense paraît pour l’heure politiquement délicate. Et il pourrait en être de même d’une participation du Royaume-Uni à des projets développés dans le cadre de la coopération structurée permanente, qui n’est ouverte aux Etats tiers qu’« à titre exceptionnel » et sous de nombreuses conditions. Le haut représentant a néanmoins indiqué que l’Union restait prête à coopérer avec le Royaume-Uni sur les questions de sécurité, de défense et de politique étrangère, lui proposant notamment de participer à la présence maritime coordonnée envisagée dans la région indo-pacifique. L’impact de la constitution de l’AUKUS sur les relations UE/Royaume-Uni a ainsi été atténué par le sentiment qu’il s’agit d’un énième accroc dans la relation de l’Union avec cet Etat nouvellement tiers, et par le « peu d’enthousiasme » de ce dernier à l’égard des questions de défense au cours des derniers mois.
Avec les Etats-Unis d’Amérique au contraire, le premier semestre 2021 s’est révélé prolifique sur les questions de défense dans le cadre des relations avec l’Union européenne. Ainsi, notamment, le 24 mars 2021, dans un communiqué de presse conjoint, le haut représentant de l’Union et le Secrétaire d’Etat américain « ont soutenu la participation la plus complète possible des États-Unis aux initiatives de défense de l’UE et un dialogue renforcé sur ces questions ». Puis, le 6 mai 2021, a été adoptée la décision relative à la participation des États-Unis d’Amérique au projet « mobilité militaire » dans le cadre de la coopération structurée permanente (CSP). Ensuite, le 15 juin 2021, à l’occasion du sommet de haut niveau UE/Etats-Unis réunissant Joe Biden, Ursula von der Leyen, et Charles Michel, il a été décidé de lancer un dialogue UE/Etats-Unis dédié à la sécurité et à la défense et de poursuivre une coopération plus étroite dans ce domaine, de finalement accéder à la demande américaine de conclure un arrangement administratif avec l’Agence européenne de défense (AED), et de réaffirmer le « soutien indéfectible » à une coopération OTAN/UE « solide ». Sans doute ce dynamisme, et le sentiment de confiance qu’il implique, ont-ils rendu l’annonce inattendue de la constitution de l’AUKUS particulièrement offensante pour l’Union.
En conséquence, l’Union aurait pu faire preuve de circonspection à l’égard des demandes américaines de participation aux initiatives de l’UE en matière de défense. Toutefois, aucune décision n’a été prise en ce sens lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères le 20 septembre 2021, et il apparaît que, depuis lors, de nouvelles initiatives communes ont été annoncées, notamment à la suite de la rencontre entre Josep Borrell et le Secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken le 14 octobre 2021. Ainsi, il a été prévu que le dialogue spécifique sur la défense sera lancé rapidement, et que seront mis en place des dialogues de haut niveau sur la Russie, sur la Chine ou encore, précisément, sur l’indo-pacifique. En outre, le 16 novembre, les ministres de la défense réunis au sein du comité directeur ministériel de l’AED ont approuvé le mandat permettant de débuter les négociations de l’arrangement administratif AED/Etats-Unis.
De leur côté, depuis mi-septembre, les Etats-Unis, par la voix du Président et du Secrétaire d’Etat américains, n’ont eu de cesse de réaffirmer leur soutien à la France, à l’Union européenne et/ou à la défense européenne, et de faire référence à l’OTAN.
En incluant le Royaume-Uni tout en excluant la France, l’AUKUS pose en effet la question de la confiance entre les partenaires transatlantiques et celle de la conception du rôle de l’OTAN, qui est en train d’élaborer son nouveau Concept stratégique. Comme la France, l’Union a très rapidement évoqué ce lien, cherchant à évaluer l’impact de ce qui pourrait participer d’une reconfiguration des systèmes d’alliances défensives. Au stade des explications, les Etats-Unis ont systématiquement mis l’accent sur leur engagement envers l’Alliance atlantique, et insisté sur l’importance d’une défense européenne « complémentaire » et « compatible » avec l’OTAN. Par ailleurs, le projet d’adopter une 3ème déclaration conjointe sur la coopération UE/OTAN a été confirmé.
L’épisode de l’AUKUS n’en invite pas moins l’Union à raffermir son positionnement stratégique en matière de sécurité et de défense à travers le monde, et ainsi à accorder une attention encore accrue à la réflexion en cours à cet égard.
Une invitation à renforcer le positionnement stratégique de l’Union
Vis-à-vis de la région indo-pacifique spécifiquement tout d’abord, l’Union a publié comme prévu, le 16 septembre 2021, sa stratégie de l’UE pour la coopération dans la région indo-pacifique. Assez largement éclipsée par l’annonce de l’AUKUS et ses répercussions, cette stratégie élaborée conjointement par la Commission européenne et le haut représentant est considérée comme « une étape fondamentale » pour le rôle de l’Union sur la scène mondiale. Selon les conclusions du Conseil du 16 avril 2021, elle est destinée à « contribuer à la stabilité, à la sécurité, à la prospérité et au développement durable de cette région en s’appuyant sur [les valeurs de l’Union] », tout en répondant à la « concurrence géopolitique intense » qui s’y est développée et qui « a des répercussions directes sur les intérêts de l’Union ». La stratégie de l’Union décrit ainsi « l’approche de l’UE en matière de partenariat et de coopération dans la région », qui se veut « vaste et inclusive ». « Vaste », puisque la coopération englobe des thématiques aussi diverses que le commerce et les investissements, la transition écologique, les partenariats numériques, la connectivité, ou encore la sécurité et la défense. Sur ce dernier point, l’Union prévoit notamment une présence renforcée en confirmant le rôle de sa force navale EUNAVFOR Atalanta et en envisageant l’établissement d’une zone d’intérêt maritime dans la région indo-pacifique ; elle compte également renforcer ses capacités en matière de sûreté maritime, jouer un rôle accru dans l’architecture de sécurité de l’ASEAN, et s’attaquer aux « nouveaux défis en matière de sécurité » (cybersécurité, lutte contre le terrorisme, lutte contre la prolifération des armes, manipulation de l’information et ingérence). « Inclusive », car la stratégie est « ouverte à tous les [Etats et organisations de la zone] qui souhaitent coopérer avec [l’Union] lorsque [les] intérêts coïncident », y compris donc l’Australie, mais aussi la Chine. Indiscutablement, à l’égard de la région indo-pacifique, les méthodes divergent entre l’approche coopérative promue par l’Union européenne et l’alliance défensive AUKUS. Cependant, l’objectif est le même : celui d’assurer la stabilité de la zone et, même si ni la stratégie de l’Union ni le texte constitutif de l’AUKUS ne le mentionne explicitement, de contrer les velléités de la Chine dans la région. Aussi la coopération entre l’Union et les membres de l’AUKUS demeure-t-elle indispensable.
Au-delà de la problématique de l’indo-pacifique, ensuite, la constitution de l’alliance AUKUS « nous oblige […], Européens, […] à porter haut la réflexion sur notre autonomie stratégique », estimait Josep Borrell dès le 16 septembre 2021. Concept à la mode, abondamment étudié mais toujours largement débattu, l’autonomie stratégique consisterait pour l’Union, selon le commissaire européen Thierry Breton, à « deven[ir] apte à promouvoir et protéger, de façon autonome, ses intérêts stratégiques, notamment dans les secteurs clés […]. L’autonomie stratégique c’est en quelque sorte avoir la possibilité de choisir et non pas de faire des choix par défaut du fait d’absence d’alternative ou de dépendances trop fortes ». Nombre des initiatives développées dans le cadre de l’Union en matière de défense au cours des dernières années[3] sont considérées comme participant de l’affirmation de cette autonomie stratégique. Cette dernière est par ailleurs au cœur de la réflexion liée à la « Boussole stratégique » (Strategic Compass) de l’Union actuellement en cours d’élaboration. Selon les conclusions du Conseil du 17 juin 2020, ce document d’orientations stratégiques, fondé sur une analyse commune des menaces et des moyens d’y faire face, doit « fournir un encadrement cohérent » pour les nombreux processus et initiatives en cours et à venir en matière de défense, et « contribuer […] à développer la culture européenne en matière de sécurité et de défense », notamment via la définition « des lignes directrices ainsi que des buts et des objectifs spécifiques dans des domaines tels que la gestion de crises, la résilience, le développement des capacités et les partenariats ». Une première version de ce texte comportant « des mesures concrètes et des échéances » a été présentée par le haut représentant et discutée par les ministres des Affaires étrangères et les ministres de la Défense des 27 lors du Conseil Affaires étrangères du 15-16 novembre 2021, en vue d’une adoption de la Boussole stratégique par le Conseil européen en mars 2022, sous présidence française du Conseil de l’Union. La coopération dans l’indo-pacifique devrait y être en bonne place, parmi d’autres sujets comme la proposition de créer une capacité de déploiement rapide de l’UE ou le développement d’une « boîte à outils hybride ».
Parce qu’il implique notamment le développement de capacités militaires de hard power, le concept d’autonomie stratégique fait face à un certain scepticisme de la part des Etats membres de l’Union les plus atlantistes, qui continuent d’y voir un vecteur de concurrence avec l’OTAN. L’épisode de l’AUKUS, après celui du retrait d’Afghanistan, illustre néanmoins de manière éclatante la nécessité pour les Etats européens de moins dépendre des capacités des Etats-Unis et des aléas de leur politique étrangère. C’est une occasion inégalée pour les Etats membres de l’Union de s’accorder sur le sens et les conséquences de l’autonomie, et de concevoir une doctrine stratégique de l’Union européenne ambitieuse, qui pourra ensuite se traduire en actions concrètes. Espérons que la Boussole stratégique permettra de prendre cette direction.
[1] Malgré les retards et dépassements (le contrat avait initialement été conclu pour un montant de 39 milliards d’euros), le 30 août 2021, dans une déclaration conjointe, les ministres australiens et français de la Défense et des Affaires étrangères avaient « évoqué l’importance de [leur] partenariat stratégique pour maintenir une région indopacifique ouverte et inclusive » et « souligné l’importance du programme des futurs sous-marins ».
[2] Par exemple, une réunion des ministres des Affaires étrangères français, allemand, britannique et américain a été reportée ; une réunion ministérielle entre l’Australie, la France et l’Inde a été annulée ; le ministre délégué français chargé du Commerce extérieur a refusé de rencontrer son homologue australien.
[3] On peut penser par exemple au Fonds européen de la défense (FEDEF), à la coopération structurée permanente (CSP) ou encore à la Capacité militaire de planification et de conduite (CMPC).