Guillaume Dartigue, Docteur en droit public, Université de Strasbourg
Le 24 février 2022, quelques jours après avoir reconnu l’indépendance des républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk, le président de la Fédération de Russie annonce le lancement d’une « opération militaire spéciale » en Ukraine, marquant le début d’une invasion qui, presque deux mois plus tard, a fait des dizaines de milliers de morts, dont de nombreux civils. Plusieurs villes ont été détruites, et de multiples allégations de crimes de guerre et de violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, pour lesquelles une commission d’enquête internationale a été créée par le Conseil des droits de l’homme, ont été formulées (pour une chronologie, voir ici et ici). L’événement est un bouleversement et conduit la Russie à l’isolement, aux Nations Unies comme en Europe. L’Assemblée générale des Nations Unies (AGNU), après avoir largement voté la condamnation de l’invasion, a par exemple décidé de sa suspension du Conseil des droits de l’homme le 7 avril dernier. Aux mesures de sanction prises par l’Union européenne, s’ajoute la marginalisation de l’État russe au Conseil de l’Europe, depuis la suspension de ses droits de représentation au lendemain de l’invasion (CM Del Dec(2022)1426ter 2.3) jusqu’à son exclusion le 16 mars 2022 par le Comité des ministres (CdM) (CM/RES(2022)2).
Une rupture lente mais inexorable
Si la résolution du Comité des ministres marque une étape sans précédent dans les relations entre la Russie et le Conseil de l’Europe, les tensions émaillant ces dernières ne sont pas nées de l’invasion du territoire ukrainien opérée il y a plusieurs semaines. Certes, l’invasion menée par la Russie sur le territoire ukrainien en violation du droit international fait incontestablement peser un risque majeur sur la stabilité du Conseil de l’Europe. L’avis n°300 du 14 mars 2022 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) évoque à ce titre une « menace flagrante sur la sécurité en Europe », constitutive d’une agression au sens de la résolution 3314 du 14 décembre 1974 de l’AGNU. Cette agression s’inscrit toutefois dans la continuité d’un contexte géopolitique particulièrement tendu (voir ici, ici et ici) : intervention militaire en Tchétchénie en 1999-2000, soutien militaire et financier des séparatistes de Transnistrie en Moldavie, invasion par l’armée russe des régions séparatistes géorgiennes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie en 2008, invasion et annexion de la Crimée en 2014, les exemples ne manquent pas. L’avis de l’APCE voit d’ailleurs dans l’invasion de février 2022 le point d’orgue de cette suite d’événements.
Jusqu’ici, le jeu d’équilibriste auquel se livrait le Conseil de l’Europe permettait d’éviter l’exclusion de la Russie, dont les agissements, bien que constitutifs d’atteintes à l’intégrité territoriale d’autres États membres, ne menaçaient pas ces derniers dans leur existence même. Aussi, en dépit des condamnations prononcées par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour des violations commises à ces occasions (par ex. Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie) – quoique la jurisprudence récente (GC, Géorgie c. Russie (II)) apparaisse plus conciliante –, les sanctions prises par les instances de l’organisation contre la Russie n’étaient jamais allées au-delà de la suspension de ses droits de représentation. Une telle suspension avait d’ailleurs déjà été décidée en avril 2014 par l’APCE à la suite de l’annexion de la Crimée, et c’est cette même option qui, dans un premier temps, a été retenue en réaction à l’invasion du 24 février, quoique sous une forme différente : en 2014, les parlementaires russes avaient conservé leur droit de siéger à l’APCE et dans ses commissions – sans droit de vote –, dans le but affiché de préserver un « dialogue politique » avec la Russie. Il était alors question d’opérer un équilibre entre la volonté d’assurer son maintien au sein du Conseil de l’Europe, pour des raisons plus ou moins évidentes (essentiellement diplomatiques et géopolitiques, mais aussi financières, la Russie étant le 5e plus gros contributeur au budget du Conseil), et la nécessité d’assurer la cohérence des activités de l’organisation au regard de ses principes fondateurs, tels que mentionnés dans son Statut : paix, respect des droits de l’homme, prééminence du droit. La Russie avait ensuite retrouvé l’intégralité de ses droits en 2019 (Résolution 2292(2019)), sans que la situation n’eût véritablement évolué. Pareil scénario avait déjà pu être observé concernant la Tchétchénie. D’autres cas, à l’instar des situations géorgienne et moldave, n’avaient même pas conduit à des sanctions.
En février 2022, en application de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe, la Russie s’est vue privée de l’intégralité de ses droits de représentation (CM/RES(2022)1), avant d’être expressément exclue de l’organisation le 16 mars par le CdM (après avis en ce sens de l’APCE). Avec l’exclusion, un nouveau cap est franchi. Outre les éléments déjà mentionnés, l’avis n°300 de l’Assemblée parlementaire évoque, pêle-mêle, un « mépris à l’égard de l’essence même du Conseil de l’Europe (…), à savoir la conviction que la consolidation de la paix fondée sur la justice et la coopération internationale est d’un intérêt vital pour la préservation de la société humaine et de la civilisation », un « crime contre la paix », des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire et le non-respect de l’Acte final d’Helsinki et de la Charte de Paris pour une nouvelle Europe. Surtout, il souligne l’« atteinte grave à l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe », selon lequel les États membres reconnaissent « le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l’homme », et la violation de « l’obligation de régler les conflits internationaux et internes par des moyens pacifiques, en rejetant résolument toute menace de recours à la force contre ses voisins ». Sans équivoque, l’APCE affirme son soutien à l’Ukraine et appelle à la fois la Russie à cesser les hostilités et les autres États membres à renforcer leur assistance humanitaire. Il s’agit donc de réagir tout autant à l’attaque d’un membre du Conseil de l’Europe qu’à une atteinte à ses fondements.
Quoique plus lapidaire, la résolution du CdM du 16 mars va dans le même sens, réaffirmant que l’invasion « constitue une violation grave par la Fédération de Russie de ses obligations au titre de l’article 3 du Statut du Conseil de l’Europe » pour justifier son exclusion de l’organisation. En lui-même, le choix du Comité de court-circuiter le retrait de la Russie, notifié le 15 mars, en décidant de son exclusion immédiate (là où le retrait impliquait d’attendre la fin de l’année civile), est révélateur d’une rupture manifeste dans les relations qu’entretient avec elle l’organisation. En tout état de cause, l’État russe n’ayant plus rien à gagner à rester dans l’organisation une fois que son soft power s’est à ce point dégradé vis-à-vis de ses partenaires européens (rappelons qu’en 2014, les parlementaires russes avaient boycotté l’APCE), les conséquences sont de toute façon les mêmes pour les activités des instances du Conseil, y compris s’agissant de l’office de la CEDH.
Quelles conséquences pour la Cour et le Conseil de l’Europe ?
En vertu de son article 58, la Convention européenne des droits de l’homme ne peut être dénoncée par un État partie que « moyennant un préavis de six mois, donné par une notification adressée au Secrétaire général du Conseil de l’Europe ». C’est pourquoi la Russie, qui a notifié son intention de dénonciation le 15 mars, ne cessera effectivementd’être partie à la Convention que le 16 septembre 2022. Dans l’intervalle, comme elle l’a elle-même rappelé dans sa résolution du 22 mars, la Cour « demeure compétente pour traiter les requêtes dirigées contre la Fédération de Russie concernant les actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention ». Cette considération appelle plusieurs remarques.
Juridiquement parlant, entre les procédures pendantes devant la Cour, celles déjà en cours devant les juridictions russes, et l’introduction de nouvelles requêtes d’ici le 16 septembre, des arrêts concernant la Russie pourront encore être rendus pendant plusieurs années. En outre, au regard de sa jurisprudence en matière de violations continues (par ex. Varnava et a. c. Turquie ; Janowiec et a. c. Russie), il y a fort à parier que la Cour continue quelque temps d’accueillir favorablement des requêtes concernant la Russie qui soulèveraient des griefs tirés, notamment, de l’absence d’enquête effective ou de voie de recours permettant de contester des violations alléguées de la Convention pour des faits survenus lorsque la Convention était encore en vigueur. Une telle approche serait conforme à l’interprétation téléologique opérée par la Cour du texte conventionnel – rappelée dans le préambule de sa résolution du 22 mars –, qui exige une « protection concrète et effective » des droits garantis. De ce point de vue, la dénonciation n’a donc qu’un effet très différé et une utilité limitée dans le contexte de l’invasion du territoire ukrainien. Tout au plus s’interroge-t-on sur l’avenir du juge russe à la Cour, qui ne pourra plus participer aux activités de celle-ci que pour les affaires concernant son propre État, ce qui soulève une difficulté au regard de son statut. Une hypothèse serait de le voir quitter formellement sa fonction pour devenir un juge ad hoc.
Politiquement, c’est une autre histoire. La dénonciation acte une scission préfigurée il y a plusieurs années, sur laquelle le maintien de la surveillance de l’exécution des arrêts concernant la Russie par le Comité des ministres, mécanisme politique, n’aura aucun impact. La Russie n’exécutait déjà plus nombre d’arrêts, surtout ceux qui exigeaient une réforme systémique (voir ici), pas plus qu’elle ne respectait les mesures provisoires ordonnées par la Cour dans le cadre de plusieurs requêtes – dont certaines interétatiques – relatives au contexte ukrainien en 2014 et en 2022. La réforme constitutionnelle intervenue en 2020, conditionnant l’exécution des arrêts de la Cour à leur conformité à la Constitution russe, était déjà particulièrement significative. Avec la dénonciation de la Convention, peu importe le délai, les autorités et juridictions russes ne se considéreront sans doute plus du tout liées par une quelconque obligation de respect de la jurisprudence de la Cour.
Qu’on ne s’y trompe pas : la sortie du mécanisme conventionnel reste une mauvaise nouvelle pour les ressortissants russes (les ressortissants ukrainiens quant à eux bénéficieront sans doute des voies de recours et d’un mécanisme indemnitaire dans leur État de nationalité). D’une part, elle sonne le glas de la protection de leurs droits et libertés. L’attitude des autorités russes vis-à-vis de l’opposition en est à cet égard une illustration de plus, comme le relève l’avis de l’APCE, qui souligne la répression massive des manifestations contre la guerre, et plus généralement les mesures prises pour « restreindre encore plus la liberté d’expression et la liberté de réunion, avec la fermeture de pratiquement tous les organes de presse indépendants restants, l’intensification de la répression à l’encontre de la société civile, la répression féroce des manifestations pacifiques et les restrictions considérables de l’accès aux médias sociaux ». D’autre part, l’exclusion de la Russie et la dénonciation de la Convention s’accompagnent de la sortie d’un certain nombre d’autres instruments conclus sous les auspices du Conseil de l’Europe, pour lesquels le statut d’État partie était conditionné à l’appartenance à l’organisation, soit de nombreux accords et groupes de coopération (CM/RES(2022)3). Ne sont maintenues que de rares activités de contrôle, telles que celles du Groupe d’États contre la Corruption (GRECO). Or, si le non-respect des obligations de la Russie était notoire, sa présence dans le giron des instances du Conseil de l’Europe permettait au moins de conserver le dialogue, de développer un plaidoyer institutionnel en faveur des droits et d’être informé de leur situation dans le cadre des procédures de monitoring. Avec sa sortie de l’organisation, c’est donc l’une des dernières enceintes de discussion et d’information sur le respect des droits de l’homme dans le pays qui se referme, achevant un peu plus sa marginalisation et, avec lui, celle de sa population.