Emmanuelle MAZUYER (Directrice de recherche au CNRS, CERCRID- UMR 5137 – Université Lyon 2)

Le modèle économique des plateformes numériques repose, pour des raisons évidentes de réduction des coûts, sur le recours à des travailleurs indépendants. Les institutions européennes se saisissent aujourd’hui de la question du statut et des droits des travailleurs de plateformes numériques après que les Etats aient été confrontés à de multiples contentieux qui les ont parfois obligés à légiférer. La Commission recense plus de 100 décisions judiciaires et 15 décisions administratives dans l’Union européenne traitant du statut de ces travailleurs. Généralement, les juges requalifient ces « faux » indépendants en salariés. En revanche, les législateurs nationaux ont opté pour des solutions parfois divergentes. Ainsi en Espagne, une réglementation visant les travailleurs de plateformes de livraison et de transport leur applique le statut de salariés alors qu’en France, le législateur tente depuis 2016 de sécuriser le statut d’indépendant de ces travailleurs, en créant une présomption d’indépendance que les juges des plus hautes juridictions combattent. La position des institutions européennes était donc très attendue pour une clarification salvatrice sur la question.

1. Les initiatives européennes relatives au statut des travailleurs de plateformes numériques

Le 16 septembre 2021, le Parlement européen a adopté une résolution relative à des conditions de travail, des droits et une protection sociale justes pour les travailleurs de plateformes. Il ne se prononçait pas pour une requalification généralisée des travailleurs des plateformes en “salariés”. Sur la base d’un rapport Brunet adopté à une large majorité, les eurodéputés invitaient la Commission à introduire “une présomption réfragable d’une relation de travail dans le cas des travailleurs de plateformes (…) conjuguée à un renversement de la charge de la preuve”. Il laissait une possibilité pour les travailleurs qui sont réellement indépendants de le rester et de continuer à travailler via des plateformes. Les parlementaires se prononçaient en revanche contre tout statut intermédiaire entre le salariat et le travail indépendant, statut hybride qui existe notamment en Espagne, au Royaume Uni ou en Italie.

La Commission s’est alors saisie de la question et positionnée sur la même ligne. Les orientations politiquesd’Ursula Von der Leyen et le programme de travail de la Commission pour 2021 avaient annoncé qu’une initiative législative sur l’amélioration des conditions de travail des travailleurs de plateformes aurait avant la fin 2021 dans le cadre du plan d’action sur le Socle Européen des Droits Sociaux de 2017. Conformément à l’article 154 TFUE, la Commission a procédé à une consultation des partenaires sociaux européens, dont la première étape de la consultation a eu lieu du 24 février au 7 avril 2021 et la seconde du 15 juin au 15 septembre 2021. 

Les partenaires sociaux ont rendu des avis divergents. La Confédération Européenne des Syndicats était favorable à une action de la Commission, dans le cadre des compétences sociales européennes (article 153 TFUE), et pour l’instauration d’une présomption de salariat avec renversement de la charge de la preuve. Pour les droits collectifs, elle souhaitait un alignement des travailleurs de plateformes avec les travailleurs salariés. Côté patronat, BusinessEurope était contre l’idée d’une présomption de salariat et contre une action basée sur les compétences sociales car, rejetant cette base légale, elle voulait que la DG concurrence fixe les règles de représentation des travailleurs de plateformes et demandait la mise en place d’un forum tripartite pour examiner les droits nationaux sur la question. 

Compte tenu cette divergence, la Commission européenne a poursuivi son initiative législative et proposé un ensemble de mesures pour améliorer les conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme dans l’Union: une communication expliquant l’approche européenne en matière de travail via une plateforme, une proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail de plateforme et un projet de lignes directrices précisant l’application du droit de la concurrence de l’UE aux conventions collectives des travailleurs indépendants sans salariés qui cherchent à améliorer leurs conditions de travail, dont ceux qui exercent une activité par l’intermédiaire de plateformes de travail numériques. Parmi ces mesures, attardons-nous sur la proposition de directive.

La directive veut garantir aux personnes exécutant un travail via une plateforme de travail numérique le statut juridique correspondant à leurs conditions réelles de travail

2. La directive instaure une présomption réfragable de salariat pour les travailleurs de plateformes

La proposition de directive du 9 décembre 2021 vise les plateformes numériques qui apportent un service commercial au moins pour partie, par voie électronique, au moyen d’un site web ou d’une application mobile ; à la demande du destinataire du service ; impliquant, comme élément nécessaire et essentiel, l’organisation du travail effectué par des particuliers, qu’il soit effectué en ligne ou dans un lieu déterminé. Sont donc susceptibles d’être concernées toutes les plateformes numériques de mise en relation proposant à des clients des services effectués par des personnes. La directive veut garantir aux personnes exécutant un travail via une plateforme de travail numérique le statut juridique correspondant à leurs conditions réelles de travail, et non à celui déterminé –et de fait imposé- par la plateforme. A cette fin, elle établit une liste de cinq critères permettant de déterminer si la plateforme est un employeur : 

  • la détermination du niveau de rémunération ou fixation de plafonds par la plateforme
  • la supervision de l’exécution du travail par voie électronique ;
  • la limitation de la liberté de choisir son horaire de travail ou ses absences, d’accepter ou de refuser des tâches ou de faire appel à des sous-traitants ou des remplaçants ;
  • la fixation de règles impératives spécifiques en matière d’apparence, de conduite à l’égard du destinataire du service ou d’exécution du travail ;
  • la limitation de la possibilité de la personne de se constituer une clientèle ou d’exécuter un travail pour un tiers.

Lorsque deux de ces critères au moins sont réunis,la plateforme est présumée être l’employeur du travailleur qui bénéficie alors des droits qui découlent du statut de salarié en matière de droit du travail (salaire minimum, négociation collective, protection du temps de travail et de la santé, congés payés, protection contre les accidents du travail) et de droits sociaux (prestation de chômage et de maladie, pension de vieillesse).

La plateforme peut renverser cette présomption en rapportant la preuve que la relation contractuelle n’est pas régie par un contrat de travail. Les plateformes seront autorisées à contester ou à réfuter cette qualification, mais elles doivent prouver qu’il n’existe pas de relation de travail. On peut à cet égard rappeler que le droit européen a récemment fixé les critères du travailleur indépendant lors d’un litige portant sur la relation contractuelle entre des coursiers et la plateforme anglaise de livraison de colis Yodel. Il a été jugé qu’un prestataire de services ne peut pas être qualifié de « travailleur » au sens de la directive de 2003 sur l’aménagement du temps de travail lorsqu’il dispose des facultés de recourir à des sous-traitants ou remplaçants pour le service qu’elle s’est engagée à fournir ; d’accepter ou pas les tâches offertes par son employeur présumé, ou d’en fixer unilatéralement un nombre maximal ; de fournir ses services à tout tiers, y compris à des concurrents directs de l’employeur présumé ; de fixer ses propres heures de travail, ainsi que d’organiser son temps à sa convenance personnelle plutôt qu’aux seuls intérêts de l’employeur présumé. Ces critères ajoutés à ceux de la proposition de directive sont de nature à mieux entrevoir la distinction entre travail subordonné et travail indépendant.

Il est prévu un suivi humain du respect des conditions de travail et le droit de contester les décisions automatisées

3. Les autres apports de la directive

La proposition de directive prévoit de renforcer la transparence dans l’utilisation des algorithmes par les plateformes de travail numériques. Pour ce faire, il est prévu un suivi humain du respect des conditions de travail et le droit de contester les décisions automatisées. Ainsi, lorsqu’une décision automatisée a des effets significatifs sur les conditions de travail d’un travailleur, la plateforme doit lui permettre d’avoir accès à une personne désignée par elle et disposant de la compétence, de l’expérience et de l’autorité nécessaires, pour discuter et clarifier les faits, les circonstances et les raisons qui ont conduit à cette décision. La plateforme doit informer par écrit le travailleur des raisons ayant conduit à la décision automatisée de restreindre, suspendre ou supprimer son compte. Si le travailleur n’est pas satisfait des explications obtenues ou s’il considère que la décision enfreint ses droits, il peut demander à la plateforme de revoir sa décision. Celle-ci lui répond dans un délai d’une semaine. Par ailleurs, il est prévu que les plateformes ne doivent pas utiliser de systèmes de surveillance et de prise de décision automatisés susceptibles d’exercer une pression sur les travailleurs des plateformes ou de créer un risque pour leur santé physique et mentale. Ces droits sont accordés tant aux travailleurs salariés des plateformes qu’aux travailleurs véritablement indépendants. La proposition de directive prévoit également que les plateformes doivent tenir à la disposition des autorités nationales les informations essentielles concernant leurs activités et les personnes qui exercent leur activité par leur intermédiaire.

La proposition doit désormais être examinée par le Parlement européen et le Conseil. Elle devrait être adoptée au cours de l’année 2022. A compter de son adoption, les Etats membres disposeront d’un délai de deux ans pour la transposer dans leur droit national.

Il semble que si la directive est effectivement adoptée, le droit français doive finalement évoluer 

4. Les effets sur le droit français 

S’agissant du droit français, à la présomption de non salariat que le législateur tente d’instaurer depuis la loi El Khomri de 2016 pour les plateformes ayant pour activité la conduite de VTC ou la livraison de marchandises, la proposition de directive substitue, on l’a compris, une présomption de salariat. Rappelons que la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 – dite loi « LOM » – a institué des dispositions permettant aux plateformes de mise en relation par voie électronique pour des activités de conduite de VTC et de livraison de marchandises, de mettre en place des chartes de responsabilité sociale (C. trav. art. L.7342-8 et L.7342-9). Le texte initial prévoyait une présomption de non-subordination juridique des travailleurs envers les plateformes ayant adopté une charte homologuée, dès lors qu’elles avaient respecté les engagements pris dans les domaines énumérés par la loi. Ce dernier point avait été censuré par le Conseil constitutionnel car cette disposition permettait aux opérateurs de plateforme de fixer eux-mêmes les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne peuvent être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique, alors que la fixation de ces règles relève de la compétence du législateur. 

De même, afin de mettre fin aux pratiques abusives des plateformes, des sénateurs ont déposé une proposition de loi au Sénat le 4 mars 2021. Leur texte comportait trois articles visant à créer une procédure de requalification par action de groupe pouvant être exercée par plusieurs travailleurs, dès lors qu’ils étaient dans une situation similaire et subissaient des préjudices résultant du recours à un statut fictif de travailleur indépendant, supprimer la présomption de non-salariat en la remplaçant par une présomption de contrat de travail, dès lors que la majeure partie du revenu est issue de l’exploitation d’un algorithme et donner la possibilité aux conseils de prud’hommes saisis de demandes de requalification d’exiger la production de l’algorithme utilisé par une plateforme et de recourir si nécessaire à un expert. Cette proposition a été rejetée par la commission du sénat qui a estimé que la priorité n’était pas de faire rentrer ces travailleurs dans le champ du salariat. 

Il semble que si la directive est effectivement adoptée, le droit français doive finalement évoluer clairement vers cette solution et en finir tant avec le forçage d’un statut de travailleurs indépendants qu’avec l’instauration de mesures ad hoc pour ces travailleurs de plateformes numériques.