Par : David POINSIGNON, Docteur en droit de l’Université Caen Normandie

Les décisions des juridictions constitutionnelles occupent exceptionnellement les colonnes de la presse nationale, et font encore plus exceptionnellement l’objet de commentaires de personnalités politiques de premier plan. La décision du Tribunal constitutionnel polonais K3/21 du 7 octobre 2021 fait toutefois partie de ces décisions exceptionnelles (disponible en anglais ici).  Elle a été provoquée par le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, du parti Droit et Justice, qui demandait au Tribunal d’apprécier la constitutionnalité de plusieurs dispositions du Traité sur l’Union européenne. Cette décision s’inscrit clairement dans le conflit qui oppose les institutions de l’Union au gouvernement polonais à propos du respect des valeurs de l’Union consacrées par l’article 2 TUE. Plus particulièrement, la valeur État de droit ne cesse d’être affectée par les différentes réformes de la justice polonaise qui portent atteinte à son indépendance. Au regard des trois questions posées, l’objectif politique du premier ministre ne faisait guère de doutes : il cherchait à trouver une justification juridique à ses ambitions politiques souverainistes et illibérales. Le Tribunal constitutionnel, dont l’indépendance n’est plus garantie, lui a fourni ces justifications en déclarant inconstitutionnelles plusieurs dispositions du Traité UE. Il a ainsi acté un nouveau recul de l’État de droit en Pologne.   

Une décision Polexit 

Cette décision prépare-t-elle un retrait de la Pologne de l’Union européenne ? Il est vrai que la première question posée par le premier ministre polonais fait écho aux débats qui ont précédé le Brexit. Le premier ministre demandait au Tribunal d’apprécier la compatibilité avec la Constitution polonaise des deux premiers alinéas de l’article premier TUE combinés au principe de coopération loyale. Ces deux alinéas rappellent, d’une part, que les États membres attribuent des compétences à l’Union en vue d’atteindre leurs objectifs communs et, d’autre part, que le « Traité marque une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe ». Il semblerait que cette dernière phrase très symbolique attire les foudres des gouvernements eurosceptiques. En 2016, le premier ministre britannique David Cameron souhaitait déjà remettre en cause cette phrase, en plus d’autres principes fondamentaux de la construction européenne comme la liberté de circulation des citoyens (J.-P. JACQUÉ, « Brexit. Une analyse factuelle », RTDE, 2016, p. 689).

Le Tribunal constitutionnel a conclu que les deux premiers alinéas de l’article premier TUE combinés au principe de coopération loyale étaient incompatibles avec la Constitution polonaise. Premièrement, il a considéré que cette combinaison conduisait les institutions de l’Union à agir en dehors des compétences conférées par la République de Pologne. Deuxièmement, il a jugé que cette combinaison retirait à la Constitution polonaise son caractère de « loi suprême ». Troisièmement, la République de Pologne ne serait plus démocratique et souveraine.

D’une part, les réponses apportées par le Tribunal constitutionnel polonais mettent frontalement en cause le principe de primauté du droit de l’Union sur le droit national, y compris le droit constitutionnel. Dans sa décision du 11 mai 2005, le Tribunal constitutionnel avait pourtant jugé que l’adhésion de la Pologne à l’Union n’était pas incompatible avec la Constitution, bien que celle-ci demeurait la norme suprême de l’ordre juridique polonais. Le Tribunal paraît revenir sur sa jurisprudence et justifie cette prise de position par la « nouvelle phase » que connaitrait le droit de l’Union. Ces considérations sur l’évolution du droit de l’Union appellent quelques remarques. 

Certes, depuis 2005, l’Union européenne a réalisé plusieurs progrès, notamment dans le respect de l’État de droit et dans la protection des droits fondamentaux. L’entrée en vigueur de la Charte des droits fondamentaux ou encore les exigences de l’article 19 § 1 TUE tenant à une protection juridictionnelle effective en témoignent (voir l’arrêt de la Cour du 27 février 2018 Associação Sindical dos Juízes Portugueses). Toutefois, certains principes comme la primauté du droit de l’Union sur le droit national, y compris la Constitution, ne sont clairement pas nouveaux. Les arrêts Costa contre Enel et Internationale Handelsgesellschaft ont depuis longtemps posé ce principe fondamental de la construction européenne. De même, les effets du principe de coopération loyale, y compris dans le champ des compétences nationales, ont été consacrés depuis longtemps par la Cour de justice. Enfin, la nouvelle phase que le droit de l’Union a entamée au cours des années 2000 s’est aussi faite au bénéfice des identités constitutionnelles et nationales. L’article 4 § 2 TUE et la jurisprudence de la Cour de justice en ce sens (voir ici un exemple récent) semblent avoir été ignorés par le Tribunal. 

D’autre part, le Tribunal constitutionnel tente de se poser en garant de la démocratie nationale contre les institutions européennes. C’est pourtant oublier que c’est le peuple polonais qui a voté, par référendum, l’adhésion à l’Union européenne à 77 %. Les sondages actuels démontrent que les citoyens polonais, dans leur écrasante majorité, n’ont aucune envie de quitter l’Union européenne. La décision du Tribunal constitutionnel ne prépare donc pas forcément un Polexitpeu probable à ce jour, même s’il n’est pas impossible dans le futur. Elle apparait davantage comme une boite à outils juridiques mise à disposition du premier ministre polonais pour mener à bien son projet politique souverainiste et illibéral. Sans aucun doute, ces outils seront utilisés dans les prochains différends qui opposeront le gouvernement polonais aux institutions de l’Union. 

En effet, la Commission européenne pourrait envisager différentes actions contre cette décision. Elle pourrait soit enclencher une nouvelle procédure de recours en manquement contre la Pologne, soit utiliser l’arme budgétaire comme le permet le règlement 2020/2092 du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union.  

Les atteintes à l’indépendance de la justice

Deux des trois questions posées par le premier ministre au Tribunal constitutionnel portaient sur le même objet : la compatibilité avec la Constitution polonaise de l’article 19 § 1 TUE deuxième alinéa, qui impose aux États membres d’établir les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridic­tionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union, combiné soit avec le principe de coopération loyale, soit avec l’article 2 TUE.

La première de ces deux questions traitait du pouvoir conféré par le droit l’Union aux juridictions nationales d’écarter des dispositions constitutionnelles afin d’assurer une protection juridictionnelle effective. Le Tribunal a jugé que ce pouvoir était incompatible avec plusieurs dispositions constitutionnelles : l’article 2 selon lequel la Pologne est un État démocratique de droit, les articles 7 et 8 qui imposent aux autorités publiques de n’agir que dans le cadre du droit et consacrent la suprématie de la Constitution, l’article 90 relatif aux compétences transférées à des organisations comme l’Union européenne, l’article 178 portant sur l’indépendance de la justice dans le cadre de la Constitution et de la loi, ainsi que l’article 190 portant sur les effets des décisions du Tribunal constitutionnel. L’autre question traitait plus particulièrement des pouvoirs des juges nationaux de contrôler le processus de nomination des juges, de constater ses carences, ainsi que de contrôler les résolutions du Conseil national de la magistrature à l’aune du droit de l’Union. Le Tribunal a également constaté que ces pouvoirs violaient plusieurs dispositions constitutionnelles. En plus des dispositions précitées, le Tribunal a conclu à la violation des articles 144 et 179 relatifs au pouvoir du Président de la République polonaise de nommer les juges, ainsi qu’à la violation de l’article 186 relatif au rôle du Conseil national de la magistrature. 

Les conclusions du Tribunal constitutionnel défient le principe de primauté du droit de l’Union et visent plus particulièrement le rôle du juge national qui, en tant que juge de droit commun du droit de l’Union, tient une place particulière dans son application effective. La décision du Tribunal constitutionnel implique que les juges nationaux renoncent à l’application du droit de l’Union, en ce qu’il exige une protection juridictionnelle effective, au bénéfice des dispositions constitutionnelles qui ne sont plus en mesure de garantir l’indépendance de la justice. Les juridictions polonaises ne pourraient donc plus agir sur le fondement de l’article 19 § 1 TUE pour contrer les attaques du pouvoir en place contre l’indépendance de la justice. 

Les questions posées par le premier ministre polonais et la décision ainsi rendue sont une réponse aux différents arrêts de la Cour de justice de l’Union portant sur l’indépendance de la justice en Pologne. Ces arrêts ont visé plusieurs réformes de la justice polonaise comme l’abaissement de l’âge de la retraite des magistrats conduisant au départ de nombreux d’entre eux (déjà condamné par la Cour de justice en 2019, voir ici et ici), la transformation de leur régime disciplinaire (voir ici), ou la procédure de nomination des juges par le président de la République après une résolution du Conseil national de la magistrature (voir ici). Toutes ces réformes visaient à nommer des juges proches du pouvoir en place à des postes clés et à contrôler leur activité, battant ainsi en brèche l’indépendance de la justice.     

Le contrôle ultra vires et les valeurs de l’Union

La défense traditionnellement tenue par le gouvernement polonais dans les affaires présentées à la Cour de justice trouve un relais interne dans la décision du 7 octobre 2021. Ce gouvernement argue classiquement que les institutions de l’Union n’ont pas de compétences pour intervenir dans le champ de l’organisation juridictionnelle nationale. Il invoque également le champ d’application de la protection des droits fondamentaux par l’Union qui est limité à la mise en œuvre du droit de l’Union aux termes de l’article 51 de la Charte. Ce sont autant de moyens qui renvoient à la problématique du transfert des compétences posée par l’article 90 de la Constitution polonaise et par l’article premier TUE, tel qu’il est appréhendé par le Tribunal constitutionnel. 

La comparaison de la décision du Tribunal constitutionnel polonais avec la jurisprudence de la Cour constitutionnelle fédérale allemande relative à l’action ultra vires de l’Union européenne est tentante. Dans l’affaire Weiss, la juridiction constitutionnelle allemande avait jugé que la Banque centrale européenne avait outrepassé ses compétences avec le programme d’achat de titres de secteur public. En conséquence, le juge allemand a considéré que le programme en cause était incompatible avec la Loi fondamentale allemande. 

Pourtant, comparaison n’est pas raison. La décision de la juridiction allemande n’est pas susceptible d’attirer les mêmes critiques que celle de son homologue polonaise dans la mesure où aucun doute ne pèse sur l’indépendance de la première. En revanche, l’indépendance du Tribunal constitutionnel polonais n’est plus garantie, sa décision ne revêt donc pas la même valeur politique et juridique. Le Tribunal constitutionnel polonais convoque certes les dispositions constitutionnelles relatives au rôle du juge et à l’indépendance de la justice. Cette argumentation ne cache toutefois pas les graves lacunes de l’organisation juridictionnelle polonaise. 

En outre, la doctrine allemande de l’ultra vires n’a pas du tout la même portée politique et juridique pour l’Union que la décision du juge constitutionnel polonais. Dans l’affaire Weiss et auparavant Gauweiler, la Cour constitutionnelle fédérale allemande a lié cette doctrine au principe démocratique. Les citoyens allemands, par l’intermédiaire de leurs représentants et de l’exercice du droit de vote, ont transféré certaines compétences, notamment monétaires, à l’Union. Par conséquent, l’éventuel contrôle de l’ultra vires par les juges allemands permet de mettre en lumière la problématique de la nécessaire démocratisation de la politique monétaire européenne. Le conflit entre les juges allemands et les institutions européennes est donc productif au regard même des valeurs de l’Union dont la démocratie fait partie. La portée de la décision du Tribunal constitutionnel polonais est toute autre. Elle s’inscrit dans un contexte de multiples atteintes à l’indépendance de la justice nationale, où les juges sont progressivement assujettis au pouvoir en place. La décision des juges constitutionnels polonais n’est absolument pas productive pour faire progresser les valeurs de l’Union, elle est seulement un nouveau rebondissement dans l’atteinte systémique à l’État de droit en Pologne. Toutes les guerres des juges ne se valent donc pas.