Joël Rideau s’est éteint, le 17 juin dernier, dans sa quatre-vingt-troisième année.
Remarquablement intelligent, frondeur et libre penseur, Joël Rideau ne laissait jamais indifférent. Très sélectif et iconoclaste, il pouvait s’éloigner de certains courants doctrinaux convenus ou dans l’air du temps et exprimait pleinement son point de vue tout en sachant qu’il déplairait au plus grand nombre.
Ses notes de lecture à la Revue des affaires européennes, dans la chronique « Lectures » qu’il avait créée en 1990, étaient détonantes. Cela contrastait avec les notes tièdes de certains « recenseurs » des revues concurrentes. Il pouvait tour à tour fustiger un collègue qui confondait les traités applicables ou qui avait négligé une jurisprudence importante et déplorer avec élégance qu’un collègue structurant son ouvrage en leçons ne lui en ait guère données…
En même temps, lorsqu’il avait de l’estime pour un collègue ou un jeune juriste, il le soutenait avec détermination.
A titre personnel, je peux témoigner de son soutien indéfectible. En tant que référendaire à la Cour de justice, je fus associé à la formation des magistrats que le ministère de la Justice lui avait confiée. C’est alors qu’il me proposa de devenir le co-auteur de son Code de procédures communautaires chez Litec sans attendre l’achèvement de ma thèse de doctorat, contre l’avis de l’éditeur qui considérait que j’étais trop jeune. Le travail accompli ensemble pour la rédaction de ce code allait sceller une amitié profonde et une complicité qui m’amènent à vous livrer ce témoignage que je souhaiterais le plus proche de son esprit.
Né à Toulouse en 1939, Joël Rideau avait rejoint Nice après avoir vécu et étudié à Tunis. A l’université, il fut captivé par la personnalité et la richesse de la pensée de deux maîtres du droit public, Prosper Weil et René-Jean Dupuy. C’est avec ce dernier qu’il entreprit sa thèse de doctorat en droit international, qui sera publiée à la LGDJ.
Il avait été marqué par le mépris de certains professeurs bien installés qui regrettaient les temps anciens et s’étonnaient de voir que de jeunes chercheurs qui n’étaient pas issus de bonnes familles de juristes aspiraient à devenir professeurs.
De même, il n’avait guère été impressionné par les chandeliers à trois branches de la Société française pour le droit international laquelle, à ses yeux, cultivait l’esprit de cour dans une ambiance empesée.
Aux yeux de plusieurs internationalistes de sa génération, il commit un crime de lèse-majesté en s’éloignant du droit international et de sa société savante pour s’intéresser au nouvel ordre juridique des Communautés européennes dont il allait révéler toutes les particularités et l’originalité.
Avec brio, il réussit le concours d’agrégation présidé par Jean Rivéro en 1970 et fut nommé professeur à l’Université de Nice qui comptait de nombreux talents. Il faisait ainsi souvent référence à ses collègues Mario Bettati, Renaud de Bottini, Paul Isoart, Jean-Pierre Sortais qui avaient tous contribué à l’ouvrage « La souveraineté au XXème siècle » publié chez Armand Colin avec le soutien de René-Jean Dupuy. Il avait beaucoup d’estime pour deux de ses brillants collègues en droit administratif et financier, Jean-Marie Cotteret et Jean-Paul Gilli, qui partirent ensuite à Paris 1. A l’exception d’une mutation à l’université d’Aix-Marseille pour une période de trois ans qu’il ne goûta guère, il resta en poste à l’université de Nice. Elu à l’Institut universitaire de France, il ne succomba pas aux sirènes des universités parisiennes mais s’employa à établir un réseau très diversifié de chercheurs d’universités françaises et étrangères.
A la tête d’un centre de droit européen rayonnant, il créa l’un des premiers pôles Jean Monnet, en relation avec les universités de Toulon et de Saint-Etienne.
Chaque année, l’université d’été de l’Institut de droit de la paix et du développement se tenait dans la villa Monique en présence de ses collègues allemands, grecs, italiens, polonais, suisses, tchèques, marocains, tunisiens et quelques collègues français. Les doctorants de toutes ces universités étaient invités à présenter leurs travaux de recherche avant qu’il en soit débattu pour le plus grand bien de tous. Nombreux furent les jeunes doctorants conviés à ces sessions qui réussirent l’agrégation de droit public et devinrent professeurs dans les années suivantes (Delphine Dero, Claire Vial, Loïc Azoulai, Baptiste Bonnet, Laurent Coutron, Edouard Dubout notamment).
L’œuvre de Joël Rideau est monumentale. Pour les plus jeunes, on rappellera qu’il a rédigé l’un des manuels les plus approfondis de droit institutionnel de l’Union européenne à la LGDJ, mettant pleinement en lumière le rôle des Etats membres, un cours magistral à l’académie de La Haye sur les droits de l’homme dans l’Union européenne, de multiples contributions dans des ouvrages collectifs ainsi que dans des encyclopédies et le code de procédures communautaires, devenu code de procédures juridictionnelles de l’Union européenne que nous avions prévu de rééditer, vingt ansaprès la 2ème édition, avec une équipe de jeunes chercheurs et praticiens.
La publication d’une sélection de ses travaux dans la série « Grands écrits » de la collection « Droit de l’Union européenne » des éditions Bruylant, préparée par Sophie Perez qui a tant pris soin de lui jusque dans les derniers jours, témoigne de la richesse et de l’originalité de son œuvre.
Par Fabrice Picod, Professeur de Droit public, Université Paris Panthéon-Assas