Le 26 mars dernier, la Cour constitutionnelle allemande, deuxième chambre, a décidé, au cours d’une procédure portant sur une requête constitutionnelle (Cour constitutionnelle allemande, 2 BvR 547/21. ECLI:DE:BVerfG:2021:rs20210326.2 bvr054721), dirigée contre la loi relative à la décision du Conseil du 14 décembre 2020 relative au système de ressources propres de l’Union européenne et abrogeant la décision 2014/335 Euratom (Journal officiel de l‘Union européenne, L 424/1, 15 déc. 2020.), et sur une demande d’adoption d’une décision provisoire, d’ordonner que ladite loi ne soit pas promulguée par le président de la République avant l’adoption de la décision provisoire de la Cour constitutionnelle. Celle-ci a reporté à plus tard la motivation de sa décision. Il s’agissait pour la Cour d’agir rapidement afin d’éviter le fait accompli.
La cause a été introduite à la Cour constitutionnelle par une « alliance citoyenne» (« Bundniss Burgerwille ») composée de 2281 citoyens, et présidée par un fondateur de l’Alternativ für Deutschland (AfD), le parti d’extrême droite.
L’objet de la présente note est d’exposer, à l’invitation de la rédaction, le cadre juridique permettant à la Cour constitutionnelle d’adopter, en vertu de la loi qui la régit, une décision paralysant l’entrée en vigueur d’une loi. Avant cela, nous rappellerons les faits qui ont donné lieu à l’intervention de la Cour constitutionnelle.
Le projet de loi relatif aux ressources propres a été soumis à l’approbation du Bundestag par la chancelière Merkel le 19 février 2021 (Deutscher Bundestag, 19.Wahlperiod, Drucksache 19/26821, 19.02.2021, Gesetzentwurf des Bundesregierung). Dans sa lettre de transmission au président Wolfgang Schaüble, la chancelière indiquait que le Bundesrat avait mentionné lors de sa session du 12 février ne pas voir d’objection à l’égard du projet. Cette assemblée devait d’ailleurs approuver le projet de loi par un vote à main levée unanime, le 26 mars.
Le vrai débat a eu lieu au Bundestag, qui était saisi de deux projets de loi, l’un présenté par les partis de la coalition gouvernementale (CDU/CSU et SPD) et l’autre, additionnel, par le parti libéral (FDP) (Voy. Bundestag, Drucksache 19/27901, 24.03.2021, p. 8-12.) qui visait à renforcer le rôle du Parlement sur le contrôle des obligations contractées en la matière par les États membres. Un débat avec des experts fut organisé le 22 mars (Voy. https://www.bundestag.de/dokumente/textarchiv/2021/kw12-pa-haushalt-826452) Lors du vote final, le groupe FDP se rallia à la position de la majorité. L’auteur d’un blog sur la question, qui expose avec une grande clarté les questions posées à la lumière de la doctrine de la Cour constitutionnelle à l’égard de l’intégration, évoque un « débat passionné » (« hitziger Debatte », voy. Benedikt Riedl, „Der Corona-Aufbaufonds, die Fiskalunion und das Bundesverfassungsgericht“, 27 mars 2021) au Bundestag. Compte tenu du recours pendant devant la Cour constitutionnelle, il est sans doute intéressant de mentionner brièvement les arguments développés par l’AfD, seul véritable opposant et, dans une moindre mesure, par le FDP.
L’AfD s’est livrée, sans surprise, à un véritable réquisitoire contre la décision du 14 décembre 2020. C’est évidemment le recours, prévu par cette décision, à l’emprunt par la Commission, générant une dette considérable, intégralement remboursable le 31 décembre 2058 au plus tard, qui suscite les majeures critiques, compte tenu du poids qui reposerait, était-il dit, sur l’Allemagne en cas de défaillance des États membres impécunieux : la responsabilité pour l’intégration du gouvernement fédéral et du Bundestag et leur responsabilité conjointe dans la politique budgétaire seraient en péril. Contraire à la Constitution, la décision sur les ressources propres serait aussi contraire au traité FUE. L’article 122 TFUE serait invoqué à tort. Il prévoirait l’assistance en cas de crise à un État membre mais pas en faveur de tous les États. Le Bundestag aurait dû, selon l’AfD, agir en annulation de la décision « ressources propres » devant la Cour de justice…
Le groupe FDP a été beaucoup moins offensif que l’AfD, comme il sied à un parti qui ambitionne de conserver le rôle de parti de gouvernement. Il s’est réjoui des limitations imposées par les quatre États frugaux et la Finlande au montant prévu pour les dons par rapport aux prêts lors du compromis adopté au sein du Conseil européen des 17-21 juillet 2020 mais a déploré, comme la Cour des comptes allemande, la part qui reste laissée aux dons. Il a demandé l’adoption d’un plan de remboursement au niveau de l’Union et il a regretté que l’attention de l’opinion publique n’ait pas été appelée sur le fait que « dans des cas extrêmement invraisemblables et sans précédent », un État membre soit appelé à contribuer jusqu’à 0,6% de son PNB brut pour faire face à la dette de l’Union, en cas de défaut d’autres États membres. Mais le FDP remarque que la loi ne crée pas une compétence illimitée de l’Union de s’endetter, ce qui peut permettre une approbation par une majorité simple et non pas aux deux tiers des voix. Il a donc annoncé le vote favorable du projet de loi par le groupe FDP.
Les arguments développés par le groupe Die Linke contrastent significativement avec ceux développés au nom du FDP. Ainsi, ce groupe regrette-t-il que n’aient pas été prévus plus de moyens pour la reprise et spécialement, qu’une part plus grande n’ait pas été faite aux dons, ce qui aurait évité l’accroissement de la dette des États membres de l’Union.
La loi fut votée le 25 mars par 478 oui, 95 non (AfD), 72 abstentions (Die Linke).
Le recours au BVerfG mentionné supra invite à examiner la compétence qui permet à la Cour constitutionnelle de bloquer l’entrée en vigueur d’une loi avant sa promulgation. Cette voie de recours est prévue par le § 32, Abs.1 de la loi sur la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgerichtsgesetz – BVerfGG). Cet article dispose en son paragraphe 1 que « la cour constitutionnelle fédérale peut régler un litige par une ordonnance provisionnelle, en vue de repousser des inconvénients plus graves, d’empêcher une violence menaçante ou quand une telle ordonnance est autrement requise pour la protection urgente du bien public » (notre traduction). Cette procédure – qui suppose l’existence préalable d’un litige -, peut se dérouler sans la tenue d’une audience publique. Les parties au procès principal ou leurs représentants peuvent cependant en cas d’urgence exceptionnelle être appelés à donner leur avis. La décision, est sans appel de la part de la partie qui a introduit le litige. Si un appel est introduit, dans un délai de quinze jours, celui-ci n’aura pas pour effet de reporter la mise en œuvre de la décision. La Cour peut toutefois décider un tel report. La décision provisoire est, elle-même, valide pendant six mois, un délai éventuellement prorogeable à la majorité des deux tiers de la chambre de la Cour saisie de l’affaire (Si une chambre n‘est pas disponible, la décision provisoire peut être prise, dans un cas d’urgence exceptionnelle, par trois juges qui devront se prononcer à l’unanimité. Dans ce cas, la décision aura une validité d’un mois. Toutefois, si ladite décision est confirmée par une chambre de la Cour, cette validité sera de six mois).
La Cour peut se refuser à adopter une décision basée sur le §32, Abs.1, BVerfGG, dans le cas où, par exemple, elle juge que la demande est inadmissible ou manifestement mal fondée. Si elle l’accepte, elle ne s’engage pas de ce fait à donner raison à la partie qui l’a demandée. Il n’y a pas de « fumus boni iuris » en faveur du requérant de la décision prévisionnelle, qui est considérée comme une « Hängebeschluss », un règlement provisoire (Michael Hördt, BVfG/ Die Verhinderung der Unterzeichnung von Gesetzen durch das Bundesverfassungsgericht. Voy. aussi pour une bibliographie de la question, BVerfG, du 3 février 2021, 2 BvQ 557/97/20, point B.I,1.). L’on notera que l’ordonnance du 26 mars ne comporte pas de motivation ; elle reporte celle-ci à plus tard vu l’urgence qu’il y avait à bloquer la promulgation de la loi, compte tenu du souhait du gouvernement de notifier sans retard à l’Union l’accord de l’Allemagne sur la mise en œuvre de la décision du Conseil du 14 décembre 2020.
Il peut être intéressant de se reporter aux principes dégagés par la Cour constitutionnelle dans une décision antérieure relative à une affaire concernant aussi la mise en œuvre d’une obligation découlant du droit de l’Union européenne.
Dans une décision du 3 février dernier, la Cour constitutionnelle a exposé ses vues sur la nature du régime applicable selon le § 32, par.1 BVerfGG à la lumière de son abondante jurisprudence en la matière. Le recours visait à empêcher le président de la République d’apposer sa signature sur l’accord du 5 mai 2020 portant sur la terminaison des accords bilatéraux de protection des investissements entre États membres de l’Union (Ordonnance du BVerfG, du 3 février 2021, 2 BvQ 557/97/20, notre traduction). La Cour expose qu’elle peut adopter une décision unilatérale provisoire dès lors qu’il y a lieu d’écarter des inconvénients graves, d’empêcher une violence menaçante ou quand le bien commun requiert d’urgence une action pour des raisons impérieuses. Les motifs avancés pour la reconnaissance de l’inconstitutionnalité doivent être écartés, lorsque l’affaire principale se montre dès le départ inadmissible ou manifestement infondée (point 29). L’existence préalable d’un litige est fondamentale. L’exception à ce principe se matérialise si la partie demanderesse se trouve dans une situation où elle ne pourrait pas voir ses droits effectivement protégés sans l’adoption de mesures provisionnelles. Et la Cour constitutionnelle de citer l’exemple caractéristique d’une loi d’assentiment à un traité international qui serait soumise à un examen, parce qu’après l’échange des instruments de ratification, le caractère obligatoire pour la République fédérale dudit traité du point de vue international ne pourrait plus être contesté. Pour la garantie de la protection juridique, le contrôle constitutionnel doit dès lors se placer entre la fin des délibérations parlementaires et les sanction et promulgation de la loi d’assentiment par le président de la République. Ce contrôle provisoire, objet de l’article 32, par.1 de la BVerfGG sert la paix juridique en évitant des conflits entre les obligations de droit international et le droit constitutionnel.
La Cour constitutionnelle remarque, toujours dans le même arrêt, qu’elle ne peut suspendre provisoirement l’entrée en vigueur d’une loi qu’avec une grande réserve parce qu’il s’agit d’une intrusion significative dans la compétence originaire du législateur. Il faut qu’il y ait des arguments forts pour adopter une mesure provisoire de cette nature. Dès lors, il est d’une grande importance que les inconvénients de l’acte soient irréversibles ou très difficilement réversibles pour donner raison à ceux qui ont intérêt à voir surseoir la décision.
Cette exigence est encore fondamentalement renforcée quand il s’agit d’une mesure qui a un impact international ou de politique étrangère.
Et la Cour constitutionnelle de conclure son raisonnement dans cet arrêt, en citant à l’appui d’une imposante jurisprudence, qu’une demande fondée sur l’article 32, par.1 de la BVerfGG n’est admissible que si les conditions pour l’adoption d’une ordonnance provisoire énoncées ci-dessus sont réunies. La Cour termine cette première partie de sa motivation, avant d’aborder le fond de la requête, en indiquant que la demande d’adoption d’une décision provisoire, est un moyen de permettre l’ouverture d’une procédure principale. Ainsi, une telle décision apparaît comme une garantie de cette procédure.
Il est difficile de prédire ce que sera le contenu de l’arrêt qui sera rendu à propos de la mise en œuvre de la décision du Conseil du 14 décembre (Voy. à ce sujet, l’intéressant éditorial paru dans les Études économiques du Crédit agricole : « UE : La cour constitutionnelle allemande va-t-elle aboyer ou mordre ? », N° 21/ 2 avril 2021, Persp21-105-Monde-hebdo-20210402.pdf , p.3.). En attendant, il est à craindre que les quelques États membres qui n’ont pas encore pris les mesures en vue de la mise en œuvre de cette décision ne soient pas encouragés à accélérer les procédures législatives nécessaires en vertu de l’article 311 du TFUE portant sur les ressources propres.
Jean-Victor Louis