Thomas Destailleur, Docteur en droit public

S’il est encore tôt pour porter un regard transversal sur le droit en cette période de crise, des sujets d’importance se sont progressivement dessinés dans le débat public, à commencer par la pénurie de certains équipements médicaux. Déchaînant les passions, cette pénurie a servi d’effigie à l’asphyxie des systèmes nationaux de santé et aux assauts des nationalistes sur la digue invisible de la solidarité européenne. Sur ce registre, les positions sont allées bon train et les eurosceptiques n’ont pas ménagé leurs efforts pour user de la crise comme un miroir des défaillances structurelles de l’Union européenne. Participant à la sincérité du débat, de nombreux juristes ont proposé une lecture plus objective de la réalité, à l’image dans ces colonnes des billets de Claude Blumann et de Nathalie de Grove-Valdeyron

La pénurie des équipements médicaux a illustré les effets de cascade pouvant être générés par une mondialisation mal pensée : que le producteur principal, en l’occurrence la Chine, soit le premier touché par une épidémie, et c’est le circuit d’approvisionnement mondial qui s’en trouve affecté. De nombreux Etats, dont la France et les Etats-Unis, ont alors fait le choix de revivifier la production à une échelle nationale. Empruntant pour cela certains principes de l’économie de guerre, toute une industrie s’est transformée. Difficile pourtant de ne pas constater que de telles décisions arrivent à rebours des besoins, et que l’incroyable capacité des entreprises à s’adapter n’a pas fourni une réponse suffisante à une crise déjà bien installée. Au demeurant, la proximité de la production nationale peut sans nul doute constituer un vecteur de confiance et d’efficacité, elle ne fait pourtant que déplacer partiellement le problème. Quid de l’hypothèse dans laquelle, pour diverses raisons liées à l’épidémie, le système français de production viendrait lui-aussi à ne plus être en mesure de satisfaire la demande ? Il est probablement éphémère de penser qu’une telle méthode soit un gage de stabilité face à une crise, et c’est donc avec circonspection que l’on accueille les discours alliant « souveraineté nationale » et « production nationale ».

Dans ce contexte, se pose la question des outils à disposition des acheteurs publics – Etats, autorités locales, établissements publics de santé, etc. – pour satisfaire en continu et à des conditions suffisantes des besoins en biens essentiels en période de crise. Le droit de la commande publique occupe à cet égard une place de choix ainsi qu’en témoignent les vagues successives de directives adoptées ces trente dernières années à l’échelle européenne. Parfois critiqué par sa rigidité, la crise du covid a pu illustrer une réalité plus nuancée. Le droit de la commande publique s’illustre en effet comme un droit bâti pour faire face aux situations d’urgence en offrant aux Etats des dérogations aux principes cardinaux d’égalité de traitement et transparence des procédures, lesquels imposent à travers les appels d’offres des délais inadaptés pour passer des contrats dans de telles circonstances. Cela étant, le droit de la commande publique agit par ce biais sur un symptôme sans traiter la cause : il s’adapte à l’urgence sans avoir été utilisé au préalable pour anticiper et prévenir des situations exceptionnelles. C’est d’ailleurs un constat qui résulte clairement de la communication de la Commission sur l’utilisation des marchés publics dans la situation d’urgence liée à la crise du covid (JOUE C 108 du 1 avril 2020, p. 1). Après avoir répertorié les solutions offertes par les directives marchés publics pour réagir face à l’urgence, la Commission a en effet souligné qu’elles ne valent que « dans l’attente de solutions plus stables ». Doit-on en conclure que le droit de la commande publique n’offre pas de réponse satisfaisante au besoin de sécurité d’approvisionnement en biens essentiels ? Les appels d’offres lancés par la Commission européenne ces derniers mois tendent à montrer le contraire (I). Il reste cependant que les potentialités de ce droit ont été insuffisamment exploitées par les acheteurs (II) et que les décisions à l’échelle européenne révèlent un manque de vision dans la mise en œuvre de certaines politiques de l’Union (III).

I. Le joint procurement agreement, une réponse de l’Union européenne face à la crise

Face aux différentes pénuries des équipements médicaux, les Etats membres n’ont pas hésité à user de l’urgence pour adapter les procédures de marchés publics, sans pour autant parvenir à satisfaire les besoins au moment où la crise était à son paroxysme. Souhaitant apporter une aide aux Etats, la Commission européenne a passé 6 appels d’offres entre février et juin 2020 portant sur des équipements de protection (yeux, masques, gants, etc.) et de laboratoire (kits de dépistage notamment) ainsi que sur des ventilateurs et respirateurs pour un montant total de 3,247 milliards d’euros répartis sur 12 mois. Le cadre juridique dans lequel ces appels d’offres ont été réalisés s’avère particulièrement instructif sur la manière dont le droit européen de la commande publique contribue à la mise en œuvre de mécanismes de solidarité en sein de l’Union.

A la suite de la grippe H1N1, le Parlement et le Conseil ont adopté sur le fondement de l’article 168 § 5 TFUE la décision n° 1082/2013 relative aux menaces transfrontalières graves sur la santé. Sans harmoniser les législations nationales – ce que la politique de santé ne permet pas –, l’Union a cherché à se doter d’outils facilitant la communication d’informations et la coopération des Etats et des institutions européennes en cas de menace sur la santé. Parmi ces mécanismes, l’article 5 de la décision a prévu l’adoption par la Commission d’une procédure conjointe de passation de marché (joint procurement agreement) pour l’achat de contre-mesures médicales (médicaments, vaccins, etc.). Concrètement, et s’inspirant d’une méthodologie chère à Jean Monnet durant les deux premières guerres mondiales, la Commission a mis en place une centrale d’achats par laquelle elle passe des appels d’offres destinés à satisfaire les besoins des Etats. Elle n’agit par ce biais que comme un intermédiaire : les Etats sollicitent la Commission, laquelle est chargée de passer des appels d’offres et de sélectionner la ou les entreprises. La procédure obéit intégralement aux règles des marchés publics de l’Union prévues par le règlement 2018/1046 relatif aux règles financières applicables au budget général de l’Union, et renvoyant pour une très large part aux règles des directives marchés publics et concessions adoptées en 2014.

En l’état actuel, 37 Etats sont parties au joint procurement agreement, dont 12 supplémentaires depuis février 2020. L’attrait grandissant de ce mécanisme s’explique par son équilibre sur le plan institutionnel. Les Etats disposent par des comités d’un droit de regard sur la procédure et, en tout état de cause, signent l’accord avec les entreprises attributaires des marchés publics. Ils restent également libres de ne pas s’associer à l’un des appels d’offres et de préférer satisfaire leurs besoins par des procédures internes. En cela, et indépendamment des résultats qui peuvent et doivent être discutés, le joint procurement agreement est une belle manifestation de la capacité des Etats à utiliser l’Union européenne comme un cadre opératoire pour assurer la protection de la santé. Il illustre même un effet de contagion du droit de l’Union au-delà de ses frontières internes puisque certains Etats tiers en sont parties et se soumettent à la compétence de la CJUE en cas de contentieux.

Pris sur la double base juridique du règlement 2018/1046 et de la décision n° 1082/2013, les appels d’offres pour faire face à la crise du covid-19 ont été lancés par la DG santé et sécurité alimentaire. Les procédures n’ayant fait l’objet d’aucune publicité car les délais en découlant étaient inadaptés (encore que l’on aurait pu imaginer une publicité adaptée), la Commission s’est elle-même chargée de contacter un groupe d’entreprises pouvant répondre au besoin. Le premier appel d’offres a porté sur des respirateurs et des protections pour les yeux. Déclaré infructueux le 12 mars en l’absence d’offres remises par des entreprises, il montre une impréparation de la centrale d’achat pour attirer des entreprises dans le contexte de la crise. Il faut dire que les critères de sélection des offres sont pour une part discutables, en particulier le critère « qualité ». 7,5% des points devaient par exemple être attribués au regard des « langues d’instruction d’utilisation ». En faire un critère de sélection apparait en effet inutile dès lors que la Commission aurait pu simplement en faire une exigence à respecter.

Les appels d’offres suivants lancés par la DG santé et sécurité alimentaire ont été bien plus efficaces. Plusieurs offres ont presque systématiquement été reçues et ont permis à des entreprises européennes et d’Etats tiers d’être sélectionnées. Les critères de sélection des offres se sont révélés plus cohérents avec les besoins générés par la crise puisque les entreprises ont essentiellement été évaluées sur la base de leurs « capacités de réaction » et leurs « délais de livraison ». Combiné à la possibilité offerte par le règlement 2020/521 de demander la livraison des équipements sur la seule base du projet de contrat (dérogeant aux règles des marchés publics de l’Union prévues par le règlement 2018/1046), les institutions européennes ont cherché à donner de la flexibilité au droit européen de la commande publique pour répondre à l’urgence. Il reste cependant que de telles actions ne sont que correctives. Elles n’ont pas permis d’anticiper les difficultés d’approvisionnement générées par la crise et constituent une réponse insuffisante pour le personnel de terrain, les patients, et plus généralement les citoyens. Dans ce contexte, une réflexion doit être portée sur la mise en œuvre du droit de la commande publique, que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle européenne.

II. Repenser le droit de la commande publique pour la fourniture de biens et services essentiels

Depuis le début de la crise, les explications à la pénurie des équipements médicaux ont été nombreuses. Réduction des stocks pour répondre au contexte de disette budgétaire, abandon de la multiplication des canaux d’approvisionnement pour centraliser la production là où le prix est le prix attractif, autant d’exemples démontrant une fois encore les limites d’une approche purement comptable dans la mise en œuvre des services essentiels. Des solutions ont été proposées, notamment le maintien d’un stock suffisant et constant de masques pour répondre à l’urgence. Cette piste suscite cependant quelques réserves. Le stockage est cher, pas toujours efficient lorsqu’il porte sur des biens périssables, et surtout, insuffisant pour répondre à une crise s’inscrivant dans la durée. Il en résulte la nécessité d’une solution plus dynamique ou à tout le moins additionnelle au stockage. Lorsqu’ils passent des appels d’offres pour se procurer des biens et services essentiels, les acheteurs publics pourraient en conséquence attribuer le contrat à une ou plusieurs entreprises sur la base d’un critère lié à la sécurité des approvisionnements en période normale et en période de crise.

La sécurité d’approvisionnement est une notion loin d’être étrangère au droit de l’Union. Elle a de longue date et depuis l’arrêt Campus Oil servi à justifier des entraves à la libre circulation des marchandises et des capitaux, à la libre prestation de service et la liberté d’établissement autant qu’elle conforte, sur la base de l’article 106 § 2 TFUE, l’octroi de droits exclusifs ou spéciaux dans les secteurs en réseau tels le gaz et l’électricité. En droit de la commande publique depuis la directive 93/38, la sélection des offres peut reposer dans les secteurs dits spéciaux (eau, énergie, transports, services postaux) sur l’objectif de sécurité d’approvisionnement. Si cette opportunité n’est pas formellement reprise dans les directives applicables aux autres secteurs tel que la santé, aucune liste exhaustive de critères d’attribution d’un marché public n’est fournie, uniquement des exemples (article 67 de la directive 2014/24/UE). Aussi et sous la réserve que l’offre retenue soit économiquement la plus avantageuse (analyse coût/efficacité), rien ne s’oppose a priori à ce que les acheteurs puissent prévoir dans les critères d’attribution des offres un critère lié à la sécurité d’approvisionnement lorsque sont en cause des biens/services essentiels. Une telle hypothèse a d’ailleurs été retenue par la Cour de justice dans l’arrêt Contse contre Ingesa à propos d’appels d’offres sur des services de ventilation respiratoire à domicile dans deux provinces espagnoles (pt. 61).

Cet arrêt illustre cependant les contraintes dans lesquelles un tel critère pourrait être mobilisé par les acheteurs pour assurer une continuité en biens/services essentiels. En l’occurrence, l’évaluation des offres reposait pour une petite quotité sur la détention de capacités de production, de conditionnement, et d’embouteillage de l’oxygène à moins de 1000 km des deux zones de réalisation des services. Bien qu’indistinctement applicable, la Cour de justice a jugé ce critère discriminatoire sur le motif qu’il favorise en pratique les entreprises espagnoles. Au demeurant, l’Espagne n’est pas parvenue à justifier cette différenciation dans le cadre du contrôle de proportionnalité tant le seuil des 1000 km est apparu arbitraire aux yeux la Cour de justice.

En dépit des faibles exemples illustrant l’usage de la sécurité d’approvisionnement en droit de la commande publique, une méthodologie peut néanmoins être esquissée à destination des acheteurs pour sélectionner la ou les entreprises qui pourvoiraient à la fourniture de biens essentiels, tels que certains équipements médicaux. D’abord, si l’on souhaite assurer une production en continue au sein de l’Union européenne, le champ géographique retenu doit être l’ensemble des Etats membres et non une distance arbitraire générant des discriminations. Les offres reposant sur la présence/développement d’unités de production au sein de l’Union européenne seraient en conséquence valorisées dans le processus d’appel d’offres. Le critère de la sécurité d’approvisionnement ferait l’objet d’une pondération mesurée et s’ajouterait au critère « prix » et au critère « technique/qualité » pour sélectionner les offres (par exemple, 40% prix, 40% technique/qualité, 20% sécurité d’approvisionnement). Enfin, l’évaluation de ce critère pourrait reposer sur la présentation de plusieurs scénarii par lesquels les entreprises élaborent dans leurs offres une méthodologie d’intervention en période de crise et en période normale. Concrètement en se basant sur le retour d’expérience du covid et particulièrement le nombre de masques qu’il aurait été nécessaire de produire au quotidien, l’appel d’offres obligerait en amont les entreprises à identifier plusieurs solutions pour tenir les cadences en période de crise (source des matières premières, organisation du travail, adaptation des capacités de production, transports et distribution).

Une telle approche, il est vrai, exercerait des tensions tant sur les finances publiques que les finalités du droit de commande publique et certains principes fondamentaux des traités. L’obligation pour l’entreprise de pouvoir s’adapter à une période de crise implique des installations de production capables de répondre rapidement aux besoins, et donc des coûts fixes plus importants qui seront, en période normale, répercutés sur le prix unitaire des équipements. Ensuite, il ne s’agirait pas seulement de choisir l’entreprise qui, pour un niveau de qualité donné, propose un produit ou un service au prix le plus attractif. Le droit de la commande publique serait mis au service du maintien des capacités industrielles nationales et européennes, autrement dit d’une finalité partiellement économique. Si certains pourraient s’élever contre cette opportunité, le droit de l’Union européenne est pourtant loin de répondre à une opposition manichéenne entre entraves économiques, interdites, et entraves non économiques, autorisées sous réserve. Les spécialistes du droit marché intérieur ont en effet depuis fort longtemps mis en évidence l’existence et la parfaite légalité d’entraves à finalité économique. On ne compte ainsi plus le nombre d’affaires dans lesquelles la Cour de justice – ou même la pratique décisionnelle de la Commission ! –  a volontairement ignoré la poursuite d’un objectif économique sous couvert d’un objectif non économique, ou l’a même parfois reconnue lorsqu’elle intervient au soutien de ce dernier. Au demeurant, la crise du covid génèrera peut-être de la part des juges et de la Commission davantage de souplesse dans la mise en œuvre du test de proportionnalité.

Il reste que la solution proposée n’est pas exempte de fragilités.  D’abord sur le plan pratique, la production de tels biens dans le domaine de la santé nécessite des investissements lourds et une certaine pérennité pour les entreprises que l’éclatement du nombre d’acheteurs et le renouvellement périodique des appels d’offres n’offrent pas toujours. Ensuite, c’est au regard des engagements internationaux que le développement de capacités de production au sein de l’Union au détriment des Etats tiers pose une réelle difficulté juridique. Des solutions existent pourtant à l’une et l’autre de ces interrogations. Elles nécessitent pour cela que l’on ouvre le dialogue sur le protectionnisme de l’Union européenne et le droit de la commande publique.

III. L’ouverture du dialogue sur le protectionnisme de l’Union européenne et le droit de la commande publique 

Le droit européen de la commande publique a été très largement alimenté par des séries de directives adoptées ces trente dernières années. Il n’est pourtant pas l’unique précurseur en la matière. Outre des règles nationales qui l’ont précédé – on oublie souvent que le droit de l’Union sert aussi à conforter les droits nationaux –, le droit des marchés publics provient pour une part de règles internationales. L’accord sur les marchés publics (AMP), adopté dans le cadre de l’OMC en 1994 et auquel l’Union est partie comprend plusieurs règles – peu détaillées – destinées à ouvrir les marchés publics des Etats. Bien qu’il se soit révélé insuffisant, tant par le faible degré d’ouverture des marchés publics par les grands Etats que par les mécanismes de règlement des différends, l’Union européenne reste à ce jour l’une des seules parties à avoir largement ouvert ses frontières à des entreprises d’Etats tiers. Disposant d’une valeur juridique supérieure aux directives marchés publics, l’AMP est repris dans les articles 43 et 25 des directives 2014/25/UE et 2014/24UE, lesquels rappellent que « les Etats membres doivent réserver aux opérateurs économiques des signataires […] un traitement non moins favorable que celui accordé aux opérateurs économiques de l’Union ». Aussi lorsqu’un Etat tiers est partie à l’AMP, ses entreprises ne peuvent pas faire l’objet d’une discrimination en raison de la nationalité. Concrètement, ce principe vaut pour les entreprises américaines, mais ne vaut pas pour la Chine qui n’est pas encore partie à l’AMP.

Une discrimination en raison de la nationalité résulte de la solution d’instaurer dans les procédures d’appels d’offres un critère lié à la sécurité d’approvisionnement. Les entreprises ayant un site de production au sein de l’Union européenne seraient en effet avantagées, les entreprises d’Etats tiers ne pouvant alors qu’espérer obtenir un marché sur la base du prix et de la technicité, sauf à créer un site de production au sein de l’Union. Il reste que cette interdiction des discriminations n’est pas absolue. L’article III § 2 sous b) de l’AMP prévoit en effet qu’une partie peut déroger à ce principe pour assurer la protection de la santé. Le faible nombre de procédures de règlement des différends (2 affaires) n’a cependant pas permis de l’illustrer. Cela étant, d’autres solutions sont possibles à l’échelle européenne pour renforcer le recours à un critère de sécurité des approvisionnements dans les marchés publics : une révision de l’AMP tirant les conséquences de la crise et consacrant plus distinctement le droit pour les parties de prévoir des discriminations destinées à réaliser certains objectifs d’intérêt général ; par ailleurs, on pourrait imaginer sur la base de l’article XIX que l’Union européenne modifie le champ d’application de l’AMP en prévoyant une liste de biens/services essentiels pour lesquels l’accord ne s’applique pas. Bien entendu, il va sans dire qu’une telle option génèrerait des comportements analogues de la part des autres parties ; enfin, de tels usages de l’AMP mériteraient probablement que l’Union agisse parallèlement par le biais de la politique commerciale commune pour offrir un cadre opératoire en vue d’accompagner les acheteurs publics dans la mise en place d’appels d’offres prévoyant des discriminations destinées à assurer la sécurité des approvisionnements de certains biens/services essentiels.

La mise en œuvre de la politique commerciale n’est pas exempte de certaines difficultés que la pénurie de certains équipements médicaux doit permettre de dépasser (article 206 TFUE). Jusqu’à présent et sauf les rares outils de défense commerciale, elle promeut essentiellement le libre-échange, ce « totem » de l’Union pour reprendre la belle expression d’Alan Hervé. Cette approche, on le sait, est loin de convaincre et de nombreux observateurs s’étonnent que l’Union n’utilise pas davantage la politique commerciale commune pour peser sur la sphère internationale, notamment vis-à-vis des Etats qui n’appliquent pas la même réciprocité que l’Union. L’une des raisons tient à l’absence d’initiative sérieuse de la Commission, et surtout, à ce que cette politique est l’archétype des divergences existantes entre les intérêts des Etats membres et l’intérêt de l’Union. Un exemple emblématique se trouve dans les négociations du règlement (UE) 2019/452 établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers. La proposition de règlement de la Commission européenne a notamment fait suite à une sollicitation de l’Italie, laquelle s’est pourtant abstenue de voter lors du passage du texte au Conseil en première lecture. Bien que curieuse, cette attitude peut probablement s’expliquer par le hasard des calendriers : le vote au Conseil a eu lieu trois jours avant la visite du Président chinois en Italie pour évoquer l’insertion du pays dans le projet des nouvelles routes de la soie. Or, les entreprises chinoises figurent parmi celles réalisant le plus d’investissements directs étrangers au sein de l’Union européenne.

Le droit de la commande publique n’a pas échappé aux faiblesses de la politique commerciale commune. La Commission a publié une proposition de règlement en 2012 sur l’accès des produits et services des pays tiers au marché intérieur des marchés publics de l’Union (COM 2012 124 final). L’objet de cette proposition a été novateur. Toute partie n’ayant pas adhéré à l’AMP pouvait se voir opposer une interdiction d’accès aux marchés publics de l’Union en l’absence de réciprocité sur l’accès à ses marchés publics par des entreprises européennes. Cela étant, le texte a été largement vidé de sa substance par le Parlement européen en première lecture – certains Etats comme l’Allemagne, au regard de sa balance commerciale, craignant des mesures de rétorsion –, et le Conseil ne s’est par ailleurs jamais prononcé. On mesure dans ce contexte à quel point l’utilisation du droit de la commande publique pour préserver/relocaliser la production de certains biens essentiels au sein de l’Union (donc concrètement, faire du protectionnisme) présente une sensibilité.

La crise du covid servira peut-être aux Etats à dépasser les fragilités de la politique commerciale et à l’utiliser pour accompagner les acheteurs souhaitant mettre en œuvre un critère sur la sécurité des approvisionnements dans la sélection des offres. Deux hypothèses, au demeurant complémentaires, pourraient être envisagées. D’abord, un règlement adopté dans le champ de la politique commerciale commune établissant une liste de biens et services essentiels pour lesquels les Etats seraient autorisés à adopter des mesures discriminatoires vis-à-vis des entreprises d’Etats tiers. Concrètement, il s’agirait d’identifier une liste de biens/services sensibles en période de crise pour lesquels il est nécessaire de conserver au sein de l’Union des capacités de production (masques, médicaments, etc.). Afin de conserver une certaine flexibilité, cette liste pourrait faire l’objet de modifications par des actes d’exécution de la Commission obéissant aux règes de la comitologie. Ensuite, on pourrait imaginer que la centrale d’achat mise en place dans le cadre de la décision 1082/2013 voit son rôle élargi. En l’occurrence, elle pourrait au quotidien centraliser une partie des besoins des Etats sur ces biens/services essentiels par la passation d’accords cadre multi-attributaires (et pourquoi pas pour constituer des stocks d’urgence). Souvent utilisé par les Etats et leurs démembrements, l’accord cadre est une technique d’achat permettant de sélectionner une ou plusieurs entreprises sur la durée du marché et de les solliciter, notamment, par l’émission de bons de commande. Elle présente l’avantage de donner une sécurité aux entreprises sur une durée donnée et d’éviter pour la personne publique de relancer intégralement une nouvelle procédure de mise en concurrence chaque fois qu’un besoin doit être satisfait.

En incluant le critère de la sécurité d’approvisionnement dans les appels d’offres, les entreprises seraient encouragées à investir et relocaliser la production dans l’Union eu égard à l’importance financière des marchés. Un tel accompagnement de l’Union européenne présente par ailleurs des avantages qui dépassent la seule sécurité d’approvisionnement de biens et services essentiels par le biais de la commande publique. On a vu durant la crise que la réponse de l’Union européenne s’est essentiellement manifestée à travers la BCE. Or, la politique de rachats d’actifs (moyens dits non conventionnels) est certes essentielle, il n’en reste pas moins qu’elle a par sa technicité une faible raisonance auprès des populations. Au contraire, une action par laquelle les Etats et l’Union s’accordent pour assurer la sécurité d’approvisionnement de biens et services essentiels a davantage de chance donner à la solidarité européenne une réelle matérialité. Il semble qu’une telle option soit sur la table à la Commission européenne puisqu’elle a été brièvement évoquée par Phil Hogan, commissaire européen au commerce. La période de reconstruction, à peine amorcée, nous permettra d’observer si les conséquences de la crise ont véritablement fait naître une réflexion des Etats et de l’Union sur les usages du droit européen de la commande publique.