Romain Tinière

Professeur à l’Université Grenoble-Alpes

Chaire Jean MonnetCo-directeur du CRJ

Un nouveau départ ? Le 10 décembre dernier, la Commission a publié son rapport sur l’application de la Charte des droits fondamentaux pour l’année écoulée (COM(2021) 819 final), inaugurant un nouveau format annoncé dans sa communication instaurant une « stratégie visant à renforcer l’application de la Charte des droits fondamentaux dans l’Union européenne » de décembre 2020 (COM(2020) 711 final). En effet, après 9 années de rapports annuels sur l’application de la Charte construits de façon identique, la Commission a décidé d’examiner de plus près l’application de la Charte par les États membres afin de lui fournir de nouveaux éléments d’appréciation pour évaluer la conformité des législations nationales avec le droit de l’Union (dans une complémentarité avec son nouveau rapport sur l’État de droit) et d’adopter une approche thématique suivant « des domaines d’importance stratégique régis par le droit de l’Union » en commençant par les droits fondamentaux à l’ère numérique. Pour ce faire, elle a prévu de travailler en partenariat avec les autres institutions et agences de l’Union, dont l’Agence des droits fondamentaux, tout en s’appuyant sur des sources externes (Conseil de l’Europe, ONG, défenseurs des droits etc.). C’est donc un nouveau cycle qui débute avec ce rapport sur les droits fondamentaux à l’ère numérique.

Mise en œuvre de la nouvelle stratégie visant à renforcer l’application de la Charte. La première partie du rapport est consacrée aux avancées (modestes) de la mise en œuvre de cette nouvelle stratégie visant à renforcer l’application de la Charte. L’idée générale qui la guide est de promouvoir la Charte pour qu’elle devienne l’instrument de référence de protection des droits fondamentaux au sein de l’Union et de ses États membres et non plus seulement un instrument de protection parmi d’autres qui se distingue par son utilisation devant le juge de l’Union. Pour ce faire, il faut faire connaître cet instrument encore largement méconnu des citoyens européens, mais aussi des juges nationaux (voir le « focus » dans le rapport 2019). Ceci explique que la Commission s’efforce de multiplier les instruments visant à promouvoir une certaine « culture de la Charte ». Son ainsi évoqués dans le rapport 2021, par exemple, le programme « Citoyens, égalité, droits et valeur » (CERV) visant à financer des projets « promouvant une culture des valeurs » et à mieux faire connaître la Charte, le réseaux de « villes des droits de l’homme », la création d’un « point focal pour la Charte » dans chaque État membre, mais aussi le développement de formations à destination des juges nationaux comme des agents de la Commission, en passant par le lancement d’une campagne sur les réseaux sociaux à partir du hashtag #RightHereRightNow. Bref, la Commission fait feu de tout bois pour promouvoir la Charte et souhaite le faire savoir. Elle aborde également, bien que de façon (trop?) rapide, les « mesures » prises pour faire respecter certains droits de la Charte au sein des États membres durant l’année écoulée, renvoyant pour l’essentiel à son rapport 2021 sur l’état de droit dont les chapitres par pays sont bien plus détaillés, ainsi que les conditions dans lesquelles les organisations de la société civile et les défenseurs des droits effectuent leur travail au sein des États membres.

Faire de la Charte « la boussole de l’UE à l’ère numérique ». L’apport principal de ce document réside surtout dans le focus consacré à l’ère numérique auquel est d’ailleurs dédiée la majeure partie du rapport. Proposant de faire de la Charte « la boussole à l’ère du numérique », la Commission met en avant les principaux enjeux que l’évolution numérique pose au regard de la protection des droits fondamentaux. Le rapport montre ainsi, selon elle, « quels droits sont affectés dans ces contextes, comment la situation évolue dans les États membres de l’Union, et comment les États membres et la Commission européenne ont recours à la charte pour surmonter les différents obstacles et sauvegarder et promouvoir les droits des citoyens ». 5 thèmes sont ainsi abordés successivement : la modération des contenus en ligne, l’Intelligence artificielle, la fracture numérique, la situation des personnes travaillant par l’intermédiaire des plateformes et la surveillance numérique. La Commission veille pour chacun de ces sujets à présenter les (multiples) opportunités ouvertes ainsi que les (rares) risques induits pour mettre en avant les (brillantes) suggestions qu’elle a fait ou va faire pour permettre à tout un chacun de profiter des premières tout en évitant les seconds. Au-delà de cette critique un peu facile sur laquelle on reviendra néanmoins, l’exercice permet à la Commission de mettre en perspective ses différentes actions dans le domaine du numérique pour dessiner les contours d’une politique européenne du numérique guidée par le respect des valeurs de l’Union telles qu’elles sont concrétisées par la Charte.

Mise en perspective de la politique numérique. C’est ainsi que s’agissant, par exemple, des défis de la modération des contenus en ligne, elle rappelle l’importance des enjeux d’une telle régulation compte tenu de l’importance de la liberté d’expression pour les sociétés démocratiques et des risque que font peser sur ses fondements la diffusion croissante de désinformations sur les réseaux sociaux. Elle peut alors, après avoir souligné les carences nationales, articuler les différences réponses sectorielles qu’elle a apportées : révision de la directive SMA, adoption de la directive sur le droit d’auteur en 2019, du code de conduite pour la lutte contre les discours haineux et de la Recommandation sur la sécurité des journalistes et autres professionnels des médias, adoption également du règlement relatif à la lutte  contre la diffusion des contenus à caractère terroriste en ligne, d’une législation temporaire visant à lutter contre les abus sexuels commis contre des enfants en ligne (sous la forme d’un règlement), d’une stratégie visant à lutter contre la traite des êtres humains qui s’organise également en ligne, de la proposition de législation sur les services numériques (le DSA actuellement en cours d’adoption) et, enfin de plusieurs initiatives visant à lutter spécifiquement contre la désinformation et encadrer les annonces publicitaires à caractère politique en ligne. Ce panorama des actions entreprises permet effectivement de mettre en cohérence les différentes actions de la Commission visant à consolider l’exercice de la liberté d’expression en ligne tout en tentant d’en encadrer les excès et, en élargissant aux autres thèmes, d’avoir une vue synthétique et ordonnée de la façon dont elle appréhende son action dans le domaine du numérique.

Rapport annuel ou exercice de communication? On ne peut toutefois que s’interroger, à la lecture de ce rapport, sur la nature de l’exercice auquel se livre la Commission. S’agit-il d’un rapport visant à évaluer le respect par les États membres des droits garantis par la Charte et présenter objectivement les avancées accomplies et les difficultés qui demeurent dans l’application de la Charte à « l’ère numérique », ou d’une « simple » mise en valeur du travail accompli par la Commission ? On le comprend, l’auteur de ces lignes penche plutôt pour la seconde possibilité tant le propos manque systématiquement de distance critique avec les différentes propositions. Le volet relatif à l’intelligence artificielle est tout à fait significatif, la Commission se gardant bien d’évoquer l’avis conjoint 5/21 très critique émis par le comité européen de la protection des données et le contrôleur européen à la protection des données sur sa proposition de règlement sur l’IA. Ceci dit, comment reprocher à la Commission de ne pas avoir un regard critique sur son propre travail dans une Communication portant, qui plus est, sur un sujet aussi sensible ? Le problème réside en réalité dans l’exercice tel qu’il est conçu et réalisé par la Commission. En effet, en tant que gardienne des Traités, la Commission conserve toute légitimité pour apprécier la façon dont les États respectent les droits fondamentaux inscrits dans la Charte. De ce point de vue, ce rapport annuel pourrait constituer un utile complément au rapport sur le respect de l’État de droit qui se concentre logiquement sur les seuls aspects procéduraux et participer ainsi du renforcement de l’effectivité des droits fondamentaux dans l’Union. Pour autant du moins qu’il soit un peu plus approfondi. Cependant, dès lors que la Commission se penche sur la façon dont l’action de l’Union européenne respecte et promeut les droits fondamentaux, elle est à la fois juge et partie et son propos perd toute valeur évaluative se limitant au domaine la communication politique. Un tel travail d’évaluation des politiques menées par l’Union au regard des droits fondamentaux ne devrait être menéque par des organes disposant d’un minimum de distance (pour ne pas dire d’indépendance) vis-à-vis des politiques menées par l’Union. L’Agence des droits fondamentaux, par exemple, dispose de l’expertise et de la distance nécessaire pour proposer une telle évaluation.

Mélange des genres. Ce qui gêne n’est finalement pas tant que la Commission souhaite mettre en avant ses réalisations pour protéger les droits fondamentaux dans l’ère numérique. C’est qu’elle le fasse dans le même document, intitulé « rapport annuel sur l’application de la Charte », que l’évaluation (superficielle certes) du respect des droits fondamentaux par les États membres. Si l’on peut se permettre quelques suggestions en la matière, peut-être serait-il opportun que les deux volets soient disjoints : la Commission évaluant de façon approfondie le respect de la Charte par les États dans un rapport sur l’application de la Charte et faisant ensuite, dans un autre document, un bilan thématique sur son activité dans tel ou tel domaine d’importance pour la protection des droits fondamentaux. Le risque, dans le cas contraire, est de décrédibiliser son action de surveillance du respect de la Charte par les États. Mais peut-être aussi la Commission devrait-elle se concentrer sur la seule mise en perspective de son action au regard des droits fondamentaux et laisser l’évaluation du respect de ces droits à un organe dédié dont les travaux pourraient ensuite être utilisés par les différents mécanismes de garantie non-juridictionnels qui se sont développés au sein de l’Union ces dernières années. Ici encore l’Agence des droits fondamentaux pourrait s’avérer utile.