Par Sébastien Platon, professeur de droit public à l’Université de Bordeaux
Le 31 mars 2021, la Commission européenne a décidé de former un recours en manquement contre la Pologne devant la Cour de justice de l’Union européenne au sujet de la loi sur le système judiciaire du 20 décembre 2019, qui est entrée en vigueur le 14 février 2020. Il s’agit là du dernier épisode en date des tensions entre l’Union européenne et la Pologne concernant l’indépendance de la justice dans ce pays.
Le (mal nommé) parti « Droit et Justice » (PiS en polonais) est arrivé au pouvoir suite aux élections législatives du 25 octobre 2015. Il a entrepris dès son arrivée au pouvoir de prendre le contrôle de la Cour constitutionnelle polonaise. Après avoir refusé de nommer les juges élus par la majorité précédente, le parti a modifié les règles de fonctionnement de la Cour constitutionnelle, notamment en l’obligeant à trancher les affaires dans l’ordre où elles arrivent (lui interdisant donc de prioriser les affaires) et en modifiant les règles de majorité pour prendre une décision, de façon à perturber son fonctionnement. Puis, il a désigné le successeur du président sortant de la Cour dans des conditions plus que douteuses.
La Cour constitutionnelle ayant été ainsi efficacement mise sous contrôle, le parti a entrepris de s’en prendre au reste du pouvoir judiciaire. L’âge de la retraite des juges à la Cour suprême et des juges ordinaires a été abaissé avec effet immédiat, le Président de la République ayant un pouvoir discrétionnaire pour prolonger, sur leur demande, le mandat des juges actifs, ce qui a conduit à deux condamnations en manquement par la Cour de justice[1]. Une procédure d’appel extraordinaire a en outre été mise en place qui permet, pendant trois ans, à une « Chambre extraordinaire » de la Cour suprême de rouvrir toute décision de justice devenue définitive après le 17 octobre 1997, sans l’accord des parties. Les « juges assistants » nommés par le ministère de la justice se voient permettre de siéger comme juges uniques dans les juridictions locales, sans oublier que le ministre de la justice détient le pouvoir discrétionnaire de nommer et démettre les présidents de juridictions.
Les juges membres de l’équivalent polonais du Conseil Supérieur de la Magistrature, le KRS, sont en outre désormais élus non plus par leurs pairs mais par les députés, et donc par le PiS, ce qui a conduit le Réseau européen des Conseils de la Justice à suspendre son membre polonais en 2018 pour manque d’indépendance[2]. Les membres du KRS proposent, entre autres, la nomination des membres de la Cour suprême. Cette procédure de nomination n’est plus passible de recours, ce que la Cour de justice a considéré comme une violation du droit de l’Union européenne dans le récent arrêt A. B. du 2 mars 2021[3]. Plus particulièrement, le KRS a proposé la nomination de l’ensemble des membres d’une chambre spéciale de la Cour suprême en charge de la discipline des juges, dont l’indépendance, mise en doute dans l’arrêt A.K. de la Cour de justice[4], a été déniée par la Cour suprême elle-même dans le cadre d’une résolution[5] qui a été jugée inconstitutionnelle par la cour constitutionnelle polonaise[6], dont nous avons vu qu’elle n’est plus indépendante. L’indépendance de cette chambre est mise en cause dans une procédure en manquement contre la Pologne, pendante devant la Cour de justice[7], dans le cadre de laquelle la Cour a ordonné, à titre provisoire, que ses activités en matière disciplinaire soient suspendues[8]. Toutefois, la Pologne n’a fait qu’une application formelle de cette mesure provisoire en ne suspendant que les activités disciplinaires stricto sensu de la Chambre disciplinaire. Or, la Chambre disciplinaire est également compétente pour lever l’immunité pénale des juges. Cette activité-là n’a pas été suspendue. Il est pourtant manifeste que cette compétence, bien que formellement liée à la procédure pénale, a également un aspect disciplinaire. En effet, cette levée d’immunité s’accompagne de mesures complémentaires relevant clairement de la matière disciplinaire, comme la suspension temporaire des juges concernés et/ou la diminution de leur salaire. C’est ce qui a conduit un certain nombre d’auteurs à considérer que la Pologne était en situation de violation de la mesure provisoire de la Cour[9]. Les procédures disciplinaires peuvent en outre être désormais engagées en raison du contenu même des décisions de justice.
Plus récemment, une nouvelle loi, dite « muselière » par ses détracteurs, sur le système judiciaire du 20 décembre 2019, entrée en vigueur le 14 février 2020 élargit la notion de faute disciplinaire, augmentant ainsi le nombre de cas dans lesquels le contenu des décisions de justice peut être qualifié de faute disciplinaire. Elle confère en outre à la nouvelle chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques de la Cour suprême la compétence exclusive de statuer sur des questions relatives à l’indépendance de la justice et interdit aux juridictions polonaises d’apprécier, dans le cadre des affaires pendantes devant elles, le droit de statuer sur des affaires par d’autres juges, ce qui empêche les tribunaux polonais de remplir leur obligation d’appliquer le droit de l’UE ou d’adresser des demandes préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne en la matière, comme c’était le cas dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt A.K. précédemment mentionné. C’est cette loi qui fait l’objet de la procédure en manquement initiée par la Commission le 29 avril 2020[10]. Plus récemment encore, un nouveau président de la Cour suprême polonaise a été élu dans des conditions de légalité douteuse puisqu’ont participé au scrutin les juges nommés par l’équivalent polonais du CSM, dont l’indépendance est mise en cause, le président étant lui-même l’un de ces juges[11].
La Commission estime que la loi polonaise sur le pouvoir judiciaire porte atteinte à l’indépendance des juges. L’obligation de garantir l’indépendance de toute juridiction ayant compétence pour appliquer le droit de l’Union européenne (c’est-à-dire la quasi-totalité des juridictions nationales, qui sont juges de droit commun du droit de l’Union) découle, selon la Cour de justice[12], de l’art. 19§1, seconde phrase, TUE, qui est ainsi libellé : « Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». C’est le manquement à cette obligation qui a conduit aux deux arrêts en manquement précités contre la Pologne concernant la mise à la retraite anticipée pour les juges de la Cour suprême et les juges ordinaires assortie d’un pouvoir discrétionnaire du Président de la République de les maintenir à leur poste.
La Commission estime en outre que la loi polonaise est incompatible avec la primauté du droit de l’Union, dans la mesure où elle interdit à une juridiction polonaise d’écarter une règle de droit polonaise incompatible avec le droit de l’Union dès lors qu’une telle mise à l’écart empièterait sur la compétence de la chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques, en contrariété avec la jurisprudence Simmenthal[13].
En outre, cette loi empêche, par ses procédures disciplinaires, les juridictions polonaises d’appliquer directement certaines dispositions du droit de l’Union protégeant l’indépendance de la justice et d’adresser à la Cour de justice des demandes de décision préjudicielle concernant ces dispositions. A ce titre, il convient de relever que la Cour de justice a estimé, dans son arrêt Miasto Łowicz[14], que « des dispositions nationales dont il découlerait que les juges nationaux peuvent s’exposer à des procédures disciplinaires en raison du fait qu’ils ont saisi la Cour d’un renvoi à titre préjudiciel ne sauraient ainsi être admises (…). En effet, la seule perspective de pouvoir, le cas échéant, faire l’objet de poursuites disciplinaires du fait d’avoir procédé à un tel renvoi ou d’avoir décidé de maintenir celui-ci postérieurement à son introduction est de nature à porter atteinte à l’exercice effectif par les juges nationaux concernés de la faculté et des fonctions visées au point précédent ».
De plus, la Commission considère que la Pologne enfreint le droit de l’Union en autorisant la chambre disciplinaire de la Cour suprême – dont l’indépendance n’est pas garantie – à prendre des décisions qui ont une incidence directe sur les juges et la manière dont ils exercent leur fonction. La Commission peut ici s’appuyer largement sur les éléments d’interprétation fournis par la Cour dans son arrêt A.K. précité. Etrangement, la Commission insiste ici sur les activités de la chambre disciplinaire qui n’ont pas été suspendues par la Pologne consécutivement à la mesure provisoire d’avril 2020 précitée, à savoir les affaires touchant à la levée de l’immunité des juges en vue d’ouvrir des procédures pénales à leur encontre ou de les placer en détention et entraînant une suspension temporaire de leurs fonctions et une réduction de leur salaire. En choisissant d’intégrer ce grief dans un nouveau recours en manquement plutôt que de demander des sanctions financières à la Cour, ce qu’elle pourrait faire au titre de la méconnaissance de l’ordonnance d’avril 2020[15], la Commission semble accréditer la thèse que la Pologne n’a pas violé ladite ordonnance – ce qui, nous l’avons vu, est contestable est contesté par certains auteurs. Selon la Commission, pour les juges, la simple perspective de devoir se soumettre à une procédure devant une instance dont l’indépendance n’est pas garantie peut avoir un effet dissuasif et affecter leur propre indépendance. La Commission estime que cela porte gravement atteinte à l’indépendance de la justice et à l’obligation d’assurer une protection juridictionnelle effective, et donc à l’ordre juridique de l’Union dans son ensemble. L’on relèvera avec intérêt l’utilisation par la Commission du concept d’effet dissuasif, dans le prolongement de l’arrêt Miasto Łowicz précité mais aussi de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression[16]. Cette utilisation du concept d’effet dissuasif pour protéger l’Etat de droit, qui fait écho à certaines demandes de la doctrine en ce sens[17], est importante car elle prend en compte le fait que ce n’est pas nécessairement l’imposition de sanctions disciplinaires qui est problématique, mais la crainte de telles sanctions qui peut entraîner une autocensure de la part des juges.
En plus de saisir la Cour de justice de cette affaire, la Commission a également décidé de demander à la Cour d’ordonner des mesures provisoires afin d’éviter l’aggravation d’un préjudice grave et irréparable causé à l’indépendance de la justice et à l’ordre juridique de l’UE. Il convient à ce titre de relever que la Cour de justice a, ces dernières années, considérablement renforcé ses pouvoirs en matière de mesures provisoires, en particulier dans le contexte de la crise de l’Etat de droit que connaît l’Union européenne. L’expérience passée des arrêts en manquement contre la Hongrie en 2012 démontrent en effet que le principal obstacle à l’exécution effective des arrêts est la réalisation du fait accompli. En 2012, La Cour de justice a déclaré[18] que la législation hongroise imposant la cessation de l’activité professionnelle des juges, des procureurs et des notaires ayant atteint l’âge de 62 ans était contraire au principe de non-discrimination fondé sur l’âge. Cette législation a été par la suite amendée. Cependant, seule une poignée de juges mis à la retraite ont réintégré leurs fonctions, souvent à des niveaux de responsabilité inférieurs, et la plupart se sont vus offrir une simple compensation financière[19]. Pour éviter la répétition de telles situations, la Cour de justice a renforcé par la voie prétorienne ses pouvoirs d’urgence. Dans une ordonnance du 20 novembre 2017 concernant la Pologne[20], la Cour s’est reconnue le pouvoir d’imposer des astreintes financières à un Etat qui n’exécuterait pas une mesure provisoire ordonnée par la Cour. Par la suite, dans une ordonnance rendue inaudita altera parte du 19 octobre 2018[21], confirmée le 17 décembre 2018[22], la Cour de justice avait ordonné à la Pologne non seulement de suspendre la loi qui a mis à la retraite d’office un nombre important de juges à la Cour suprême, mais également de prendre toute mesure nécessaire afin d’assurer que les juges mis en retraite forcée puissent exercer leurs fonctions au même poste, avec le même statut, les mêmes droits et les mêmes conditions d’emploi que ceux dont ils bénéficiaient avant l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême. Les juges en question ont été réinstallés à leur poste le 17 décembre 2018, ce qui a permis de préserver l’effectivité de l’arrêt au fond précité qui a, par la suite, constaté le manquement de la Pologne. Il s’agissait là encore d’une innovation considérable permettant à la Cour d’ordonner non seulement le gel d’une situation mais le rétablissement, à titre provisoire, du statu quo ante. Dans sa demande de mesures provisoires, la Commission a annoncé vouloir demander en particulier à la Cour de justice de suspendre les dispositions habilitant la chambre disciplinaire de la Cour suprême à statuer sur les demandes de levée de l’immunité judiciaire, ainsi que sur les questions d’emploi, de sécurité sociale et de retraite des juges de la Cour suprême, suspendre les effets des décisions déjà prises par la chambre disciplinaire de la Cour suprême sur la levée de l’immunité judiciaire, et suspendre les dispositions empêchant les juridictions polonaises d’appliquer directement certaines dispositions du droit de l’Union protégeant l’indépendance de la justice et d’adresser à la Cour de justice de l’Union européenne des demandes de décision préjudicielle concernant ces dispositions, ainsi que les dispositions permettant de qualifier d’infractions disciplinaires les actions prises par les juges à cet égard.
[1] CJUE, grande chambre, 24 juin 2019, Commission c. Pologne, aff. C-619/18 ; CJUE, grande chambre, 5 novembre 2019, Commission c. Pologne, aff. C‑192/18.
[2] https://www.encj.eu/node/495
[3] CJUE, grande chambre, 2 mars 2021, A.B. e.a., aff. C-824/18.
[4] CJUE, grande chambre, 19 novembre 2019, A. K. e. a., aff. jtes C‑585/18, C‑624/18 et C‑625/18.
[5] Résolution des chambres civile, criminelle et sociale de la Cour suprême du 23 janvier 2020. Pour une traduction en anglais, voir ici : « Translation of Polish Supreme Court resolution on judicial appointments », Blog Rule of Law, https://ruleoflaw.pl/translation-of-polish-supreme-court-resolution-on-judicial-appointments/
[6] “Constitutional Tribunal rules in favour of Polish government against Supreme Court on judicial reform”, Notes from Poland, 21 avril 2020, https://notesfrompoland.com/2020/04/21/constitutional-tribunal-rules-in-favour-of-polish-government-against-supreme-court-on-judicial-reform/
[7] Recours introduit le 25 octobre 2019 – Commission européenne/République de Pologne (Affaire C-791/19).
[8] CJUE, grande chambre, ord., 8 avril 2020, Commission c. Pologne, aff. C‑791/19 R.
[9] L. Pech, “Protecting Polish judges from Poland’s Disciplinary “Star Chamber”: Commission v. Poland (Interim proceedings)”, 58 CML Rev. 2021, pp. 137-162.
[10] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_20_772
[11] “Polish judge leaves office, hopes for judicial independence”, ABC News, 30 avril 2020, https://abcnews.go.com/International/wireStory/polands-president-appoints-acting-head-supreme-court-70421838
[12] CJUE, grande chambre, 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses c. Tribunal de Contas, aff. C-64/16.
[13] CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77.
[14] CJUE, grande chambre, 26 mars 2020, Miasto Łowicz, aff. jtes C-558/18 et C-563/18.
[15] CJUE, grande chambre, 20 nov. 2017, Commission européenne c/ Pologne, aff. C‑441/17 R, point 114 (voir infra).
[16] V. not. T. Baumbach, “Chilling effect as a European Court of Human Rights’ concept in media law cases”, 6 Bergen Journal of Criminal Law and Criminal Justice (2018), 92–114
[17] L. Pech, The Concept of Chilling Effect. Its untapped potential to better protect democracy, the rule of law, and fundamental rights in the EU, Rapport pour l’Open Society European Policy Institute, Mars 2021, https://www.opensocietyfoundations.org/publications/the-concept-of-chilling-effect
[18] CJUE, 6 nov. 2012, Commission européenne c/ Hongrie, aff. C‑286/12.
[19] V. K. L. Scheppele, Constitutional Coups and Judicial Review: How Transnational Institutions Can Strengthen Peak Courts at Times of Crisis (with Special Reference to Hungary), 23 Transnational Law and Contemporary Problems 2014, p. 51.
[20] CJUE, grande chambre, 20 nov. 2017, Commission européenne c/ Pologne, aff. C‑441/17 R, point 114.
[21] CJUE, 19 oct. 2018, Commission européenne c/ Pologne, aff. C‑619/18 R.
[22] CJUE, grande chambre, 17 déc. 2018, Commission européenne c/ Pologne, aff. C‑619/18 R.