Au sujet de la Communication du 13 octobre 2021, Lutte contre la hausse des prix de l’énergie : une panoplie d’instruments d’action et de soutien, COM(2021) 660 final

Il n’aura échappé à personne que l’Union européenne, à l’instar d’autres régions du Monde, est actuellement confrontée à une hausse soudaine et alarmante des prix de l’énergie, dont les conséquences diffuses ont incité la Commission à identifier, dans une communication du 13 octobre 2021, « une panoplie d’instruments d’action et de soutien » destinés à les surmonter. Bien que l’ampleur du phénomène soit variable d’un État membre à l’autre, les ordres de grandeur qui le caractérisent à l’échelle de l’Union sont vertigineux : sur la période 2019-2021, les prix ont enregistré une hausse 429% sur le marché de gros du gaz et de 230% sur le marché de gros de l’électricité[1].  

Les causes d’une telle flambée sont connues (voir l’analyse de Cl. Boiteau et P. Geoffron). La reprise de l’activité économique à l’issue de la crise pandémique a engendré un accroissement de la demande mondiale en énergie, sans que l’offre (en particulier l’offre de gaz en provenance de la Russie, dont l’acheminement a été fortement entravé par le défaut d’entretien des infrastructures pendant la pandémie) ne suive cette tendance. Une telle situation, propice à l’augmentation du prix du gaz naturel sur le marché de gros, diffuse ses effets délétères sur l’ensemble du modèle énergétique européen, dans la mesure où le gaz, d’une part, occupe un quart de la consommation d’énergie totale de l’Union, et d’autre part, est massivement utilisé pour la production d’électricité et le fonctionnement de l’industrie européenne. Plus encore, sur l’année en cours, la production d’électricité issue de sources renouvelables a chuté en Europe à raison de conditions météorologiques peu favorables, générant une hausse des prix. Enfin, l’utilisation accrue du charbon pour la production d’électricité (en tant qu’elle permet de s’affranchir de la montée des prix du gaz, quitte à se détourner des priorités climatiques de l’Union) a contribué à l’augmentation du prix européen du carbone et, à travers elle, des prix de l’électricité. 

Quoi qu’éminemment conjoncturel[2], l’ampleur de cet épisode se mesure déjà par les risques qu’il fait peser sur l’ensemble du tissu économique et social européen : que l’on songe au secteur industriel à forte intensité énergétique et à l’ensemble des chaînes d’approvisionnement qui lui sont adossées ; aux PME qui ont subi frontalement les effets de la pandémie, et dont les liquidités se sont drastiquement réduites ; ou bien encore aux consommateurs individuels, dont une proportion non négligeable se trouvait, avant même la hausse des prix de l’énergie, dans une situation de précarité énergétique[3]

Par-delà la forte injonction de fait qu’exerce ce « choc énergétique » sur la capacité de résilience de l’Union, il met sérieusement à l’épreuve la crédibilité du choix politique que celle-ci a imposé pour réguler l’accès à l’énergie. On se souviendra, en effet, que sous l’impulsion du droit de l’Union, le secteur des énergies dites « de réseaux » a été (re)pensé dans une logique de marché : l’accès à l’électricité et au gaz s’opère, depuis lors, selon le libre jeu de l’offre et de la demande, au sein d’un marché de dimension européenne, dans lequel les États n’ont qu’une faible faculté d’intervention[4]. Or, à la moindre hausse de prix, la légitimité d’un tel choix se trouverait fortement hypothéquée si l’Union ne disposait pas des moyens propres à en juguler les effets délétères. 

Plus encore, si la hausse des prix fait de facto naître des incitations à recourir au charbon pour la production d’électricité, il y a fort à penser qu’elle mettra aussi et dans le même temps à l’épreuve la politique de l’Union dans le domaine de la préservation du climat, dont on sait qu’elle repose, en grande partie, sur une transition écologique du secteur de l’énergie[5]

Exercice délicat, s’il en est, la Commission entend, par la communication sous commentaire, tout à la fois légitimer les choix politiques de l’Union (à savoir réaliser un marché intérieur de l’énergie pleinement concurrentiel et respectueux des ambitions climatiques européennes), tout en identifiant, sinon en imaginant, les instruments de nature à en surmonter les lacunes que la hausse du prix de l’énergie a contribué à mettre en évidence. 

Pour ambitieuse qu’elle soit, la démarche de la Commission visant à identifier une « panoplie d’instruments d’action » n’est pas fondamentalement innovante, du moins en ce qui concerne les actions à entreprendre à court terme. 

En substance, il est davantage question de recenser et d’ordonner les dispositifs existant en droit de l’Union que d’en dégager de nouveaux. A ce sujet, et en s’inspirant d’initiatives spontanément instaurées par certains États membres, la Commission rappelle que ceux-ci ont la possibilité d’accorder des aides sociales spécifiques à l’attention des consommateurs vulnérables les plus exposés, à l’instar de paiements forfaitaires, des reports de paiements, des suspensions de coupures. Loin d’être profondément inédites, ces mesures d’aides à l’attention des consommateurs correspondent de jure aux obligations de service public que les États peuvent imposer aux entreprises du secteur de l’énergie, sur le fondement des directives relatives aux marchés de l’électricité et du gaz[6], dans le respect du droit primaire européen[7]

Dans le même ordre d’idées, la Commission rappelle que le traité, et plus spécifiquement l’article 107 TFUE relatif aux aides d’État, ne s’oppose pas à ce que les États attribuent des mesures générales de soutien bénéficiant de manière égale à tous les consommateurs d’énergie (le défaut de sélectivité de telles mesures les plaçant à l’abri de la qualification d’aide d’État au sens du traité), telles que des réductions de taxes sur l’approvisionnement en gaz, en électricité ou en chauffage urbain. Si des mesures de soutien plus ciblées (notamment à l’attention d’entreprises fortement impactées par la hausse des prix de l’énergie) ne pourraient, quant à elle, échapper à la qualification d’aide en raison de leur caractère sélectif[8], la Commission rappelle qu’elles pourront faire l’objet d’une reconnaissance de compatibilité avec le marché intérieur, pour autant qu’elles répondent aux critères généraux de compatibilité des aides d’État, tels qu’ils ressortent de la pratique décisionnelle de la Commission, à savoir : qu’elles ne faussent pas indûment la concurrence, ne conduisent pas à une fragmentation du marché intérieur, qu’elles ne nuisent pas à l’efficacité des mécanismes existants fondés sur le marché (en particulier à l’efficacité du système d’échange de quotas d’émissions de CO2), qu’elles soient attribuées de façon non discriminatoire et respectent un principe de neutralité technologique. En substance, il s’agit ici de décliner, à une situation pour le moins inédite, l’application de critères de compatibilité relativement classiques dans leur facture, largement usités par la Commission dans le cadre de l’examen des aides d’État dans le domaine de l’énergie et de l’environnement[9]

La communication rappelle également les possibilités dont disposent les États de réduire les niveaux d’imposition des ménages, au titre des directives d’harmonisation fiscale intéressant le secteur de l’énergie, mais dans le respect des conditions posées par celles-ci. Plus précisément, la directive relative à taxation de l’énergie (art. 15) permet aux États membres d’accorder, sous contrôle fiscal[10], des exonérations ou des réductions de taxes pour la consommation de certains produits énergétiques utilisés, le cas échéant, par des ménages exposés à la hausse des prix de l’énergie. La directive TVA (art. 102) consent également de telles possibilités aux États, en leur permettant de réduire les taux grevant les produits énergétiques, à la double condition qu’ils respectent les taux minimaux prévus par la directive, et qu’une telle réduction s’inscrive dans le cadre d’une politique sociale[11]

Utile, en tant qu’elle fournit aux États membres un inventaire des mécanismes d’intervention capables d’atténuer les effets de la hausse des prix de l’énergie en conformité avec les règles de l’Union, cette démarche énumérative de la Commission n’est pas foncièrement porteuse de nouveautés. Sans doute était-ce surtout un moyen, pour l’exécutif bruxellois, de veiller à ce que les interventions étatiques engagées pour endiguer les effets de ce choc énergétique, ne se fassent pas en ordre dispersé, toute forme d’empressement national pouvant se jouer au péril du fonctionnement du marché intérieur européen. En creux, c’est aussi le moyen de restaurer une certaine confiance dans l’efficacité juridique des règles du marché – lesquelles disposent, de lege lata, des moyens d’ajuster leurs mécanismes internes au gré de crises conjoncturelles – plutôt que d’alimenter les doutes quant à la légitimité politique du modèle de marché – dont nul ne doute pourtant qu’il a contribué à la hausse exponentielle des prix de l’énergie. 

Une telle démarche de légitimation transparaît également dans l’énumération des actions à moyen terme que la Commission se donne pour objectif d’entreprendre afin de « renfor(cer) la préparation à d’éventuels chocs futurs sur les prix » (communication commentée, p. 14). 

Faisant, en quelques sortes, contre mauvaise fortune bon cœur, la Commission tire profit de l’épisode de hausse des prix pour souligner la nécessité de pousser plus avant ses initiatives prises dans le cadre de la politique européenne de l’énergie. Ainsi pointe-t-elle que, si la situation actuelle du marché du gaz révèle une insuffisance des mécanismes actuels de stockages dans les États membres, c’est seulement par la voie d’une « approche européenne plus intégrée » (p. 15) que la résilience du marché du gaz de l’Union pourrait se trouver renforcée, démarche qu’elle s’engage à initier en décembre 2021 par la révision du règlement relatif à la sécurité d’approvisionnement en gaz[12]

L’anticipation des futures hausses de prix est également un argument de nature à soutenir la pertinence de l’action de l’Union, dans le domaine de la promotion des énergies renouvelables et de la lutte contre la précarité en matière d’énergie. Elle indique ainsi que le contexte actuel ne fait que renforcer la pertinence : de sa proposition d’établir un Fonds social pour le climat[13]; des orientations prises dans le cadre du « Paquet Gaz » que la Commission présentera en décembre 2021 (et dont elle annonce qu’une part importante concernera la protection des droits des consommateurs) ; de la réflexion qu’elle a engagée en vue de réviser les lignes directrices concernant les aides d’État à la protection de l’environnement et à l’énergie, et dans lesquelles elle annonce resserrer les critères de compatibilité des aides aux énergies fossiles.  

En définitive, à en croire la Commission européenne, c’est moins un aveu de faiblesse du droit de l’intégration européenne que la crise des prix de l’énergie tend à révéler, qu’un argument favorable à son approfondissement. 

Etienne Durand

Maître de conférences en droit public

Directeur du Master Droit européen des affaires

EDIEC – Centre d’Études européennes

Université Lyon 3


[1] Les effets sur les marchés de détail sont, pour l’heure, relativement contenus, mais restent préoccupants à l’échelle de l’Union : sur la période 2019-2021 la communication indique ainsi une augmentation de 14% sur le marché de détail du gaz, de 7% sur le marché de l’électricité (Communication commentée, pp. 4-5).

[2] A en croire les observateurs, cette hausse n’aurait pas vocation à perdurer, une stabilisation des prix de gros du gaz étant escomptée pour le printemps 2022.

[3] De telles préoccupations, d’ores et déjà été identifiées par la Commission en marge du contexte de hausse des prix de l’énergie, sont fortement accentuées par ledit contexte. Une recommandation de la Commission de décembre 2020 pointait ainsi qu’en 2018, plus de 30 millions de personnes dans l’Union n’étaient pas en mesure de payer les factures des services de base, y compris les factures d’énergie, et risquaient de subir des coupures dans leur approvisionnement. La même année, 7,3% de la population de l’Union (37,4 millions de personnes) connaissaient des températures ambiantes inconfortables chez eux. Plus encore, la crise de la Covid-19, et la montée massive du chômage qu’elle a engendrée, a mis en évidence l’urgence de remédier à la précarité énergétique, à une échéance très brève.

[4] Sur ce sujet, voy. : E. Durand, « L’énergie à quel(s) prix ? », in. B. Le Baut-Ferrarese, dir., Les transitions énergétiques dans l’Union européenne, Bruylant 2015, pp. 61-86.

[5] Telles qu’elles ressortent en particulier du « Pacte Vert », les ambitions climatiques de l’Union sont désormais de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 55% à l’horizon 2030 et d’atteindre l’objectif d’une neutralité climatique à l’horizon 2050, trajectoires dont la réalisation implique de décarboner le secteur de l’énergie (l’un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre), d’accroître la part des énergies renouvelables et de renforcer l’efficacité énergétique. 

[6] V. dans le domaine de l’électricité voir la directive du 5 juin 2019 (art. 5 et 9) et dans le domaine du gaz celle du 13 juill. 2009 (art. 3§2). Ces dispositifs prévoient, en substance, que les États peuvent déroger au principe d’une fourniture au prix du marché, pour la protection des clients vulnérables ou en situation de précarité énergétique, en recourant, le cas échéant, à la définition de tarifs réglementés de vente, mais sous réserve de respecter certaines exigences tenant notamment à la proportionnalité et la limitation dans le temps des dispositifs instaurés.

[7] Sur ce point, voir les jurisprudences de la Cour Federutility de 2010 et ANODE de 2016.

[8] Voir par exemple l’arrêt de la Cour AEM SpA et AEM Torino de 2005. 

[9] Voir les Lignes directrices  de la Commission concernant les aides d’État à la protection de l’environnement et à l’énergie pour la période 2014-2020, Plus largement, sur ce sujet : E. Durand, Électricité de source renouvelable et droit du marché intérieur européen, thèse Lyon 3, 2017, 892 p., spéc. pp. 299 s.

[10] La notion de « contrôle fiscal » n’est pas définie par la directive. La Cour retient que cette notion doit s’apprécier par rapport à l’objectif des dispositions de la directive qui en rendent le recours obligatoire. Elle en déduit qu’il appartient aux Etats membres de garantir un contrôle fiscal effectif, en instaurant dans leur droit interne des mécanismes de nature à garantir que des produits énergétiques ne soient pas employés à des fins autres que celles en vertu desquelles ils auraient bénéficié d’une exonération ou d’une réduction d’accises (voir l’arrêt de la Cour, Commission c. Finlande de 2003).

[11] Voir sur ce point l’arrêt de la Cour, Commission c. Royaume-Uni de 2015. 

[12] Le règlement instaure un mécanisme de prévision des risques de rupture d’approvisionnement à l’échelle de chaque État membre, et de gestion solidaire des ruptures d’approvisionnement entre États membres (sur ce point, voy. : E. Durand, « Energie », in. D. Blanc, dir., « Politiques publiques de l’Union européenne », chron. RDUE, 2020/2-3, pp. 35-57, spéc. pp. 42-45). A cet égard, la Commission indique, dans la communication commentée, qu’elle entend compléter ce règlement en vue de faciliter l’accès transfrontalier aux capacités de stockage et instaurer des systèmes d’achat groupé de gaz par des autorités nationales en vue de constituer des stocks communs de ressources énergétiques

[13] Proposé à l’occasion de la communication du 14 juill. 2021 (« Ajustement à l’objectif 55 » : atteindre l’objectif climatique de l’UE à l’horizon 2030 sur la voie de la neutralité climatique), le Fonds fournira aux États des financements à destination de citoyens en situation de précarité énergétique et sera, en creux, destiné à atténuer le coût sociétal de l’extension prochaine du système d’échange de quotas CO2 aux secteurs du bâtiment et du transport routier.