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A propos de l’arrêt CJUE, 13 octobre 2022, LF contre SCRL, C-344/20

Coline Abeille

ATER à l’Université Paris II Panthéon-Assas

Le 13 octobre dernier, la CJUE a rendu un nouvel arrêt sur le port du voile en entreprise (CJUE, 13 octobre 2022, LF c. SCRL, C-344/20). Malgré les interprétations désormais nombreuses de la directive 2000/78/CE de la CJUE dans les affaires antérieures sur des faits similaires (CJUE, 14 mars 2017, Achbita, C-157/15 ; CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui, C-188/15 ; CJUE, 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C-804/18 et C-341/19), le juge belge fût une nouvelle fois confronté à de nouveaux doutes d’interprétation. Cette affaire s’inscrit dans le mouvement, enclenché par la CJUE, de sécularisation de la vie sociale dans l’espace européen.

Le litige opposait Madame LF et une entreprise gestionnaire de logements sociaux. Madame LF est de confession musulmane et porte le foulard islamique. Elle avait adressé à l’entreprise une candidature spontanée pour un stage non rémunéré de six semaines. A la suite d’un entretien et d’un avis positif de l’entreprise, Madame LF avait exprimé son refus de se soumettre à la règle de neutralité interne de l’entreprise. Cette règle, inscrite dans le règlement intérieur, prévoyait que « les travailleurs s’engagent à respecter la politique de neutralité stricte qui prévaut au sein de l’entreprise » et ils « veilleront dès lors à ne manifester en aucune manière, ni en paroles, ni de manière vestimentaire, ni d’aucune autre manière, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, quelles qu’elles soient ». L’entreprise n’avait plus donné de réponse. Madame LF avait renouvellé sa demande de stage quelques semaines plus tard et proposait de porter un autre type de couvre-chef. L’entreprise l’informa qu’aucun couvre-chef n’est autorisé dans les locaux de l’entreprise, « que ce soit une casquette, un bonnet ou un foulard ». 

Madame LF a signalé la discrimination dont elle s’estime victime auprès de l’organisme public indépendant compétent pour la lutte contre la discrimination en Belgique, puis a saisi le tribunal du travail francophone de Bruxelles d’une action en cessation. Elle estime que l’absence de conclusion du contrat de stage est fondée sur sa conviction religieuse, et que la société a violé la loi générale anti-discrimination belge transposant la directive 2000/78/CE.

Le juge belge forme un renvoi préjudiciel et adresse plusieurs questions à la CJUE portant principalement sur l’interprétation des articles 1er, 2 et 8 de la directive. La première question consiste à se demander si « la religion » et « les convictions » sont les deux facettes d’un même critère de discrimination protégé, ou si elles forment des critères distincts au sens de l’article 1er de la directive. La deuxième question découle de la seconde : si la religion et les convictions sont les deux facettes d’un même motif, alors l’article 8 paragraphe 1 de la directive s’oppose-t-il à ce qu’une législation nationale protège la religion de façon distincte des convictions afin de prévenir un abaissement du niveau de protection. La troisième question rejoignait celle posée dans les précédentes affaires : la règle de neutralité interne de l’entreprise peut-elle constituer une discrimination directe au sens de l’article 2 paragraphe 2 sous a) de la directive 2000/78/CE.

La CJUE estime que la religion n’est pas un motif autonome de discrimination au sens de la directive et que la règle de neutralité en cause ne constitue pas une discrimination directe (I). Par ailleurs, même si l’article 8 paragraphe 1 confère une large marge d’appréciation au juge national dans la mise en balance des intérêts en présence (CJUE, WABE, préc.), le législateur national quant à lui est tenu par les motifs de discrimination mentionnés dans la directive et ne peut les scinder (II). 

I. La religion n’est pas un motif autonome de discrimination au sens du droit de l’Union : l’impossible existence d’une discrimination directe 

La première question soulève un intérêt majeur. Le fait que la religion soit un motif autonome de discrimination ou non aura une influence déterminante sur la délimitation du cercle de référence lors de l’examen de la comparabilité des situations dans le cadre de la recherche d’une discrimination directe. Pour rappel, une discrimination directe « se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er » (Dir. 2000/78CE, art. 2 §2 a) ). Une discrimination indirecte « se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes (…) » (Dir. 2000/78CE, art. 2 §2 b) ). 

La recherche de discrimination directe consiste à comparer, entre eux, les individus ayant la même caractéristique protégée, et voir si certains sont désavantagés par rapport à d’autres. Or, la délimitation du cercle de comparaison est susceptible d’influencer l’existence d’une discrimination directe. Autrement dit, les résultats peuvent être divergents selon le cercle de comparaison (Concl. AG Bobek sous Cresco Investigation, C-193/17, pts. 55-62). Si la religion et les convictions sont deux motifs distincts de discrimination, alors la recherche d’une discrimination religieuse est isolée des autres motifs. Cela revient à comparer toutes les personnes religieuses entre elles et voir si certaines sont désavantagées par la règle de neutralité de l’entreprise. L’interdiction de porter des vêtements religieux toucherait surtout les femmes de confession musulmane par rapport aux autres individus religieux qui portent des signes religieux moins ostentatoires, pouvant être cachés sous des vêtements. En revanche, si la religion et les convictions sont les deux facettes d’un même motif de discrimination, alors le groupe d’individus de référence serait beaucoup plus large : il s’agirait de comparer, entre eux, les individus ayant des convictions religieuses, philosophiques et politiques. Partant du présupposé que tout le monde a des convictions politiques, philosophiques ou religieuses, l’interdiction toucherait tous les travailleurs sans distinction. Reconnaître la religion comme un motif autonome réduirait donc le cercle de personnes de référence lors de l’examen de comparabilité des situations. Les individus moins privilégiés seraient de facto moins « dilués » au sein de ce groupe restreint. Cet examen serait plus sensible « aux désavantages moins visibles » et repérerait mieux les discriminations religieuses (Concl. AG Medina sous LF c. SCRL, C-344/20, pt 39).

Néanmoins, la CJUE reprend le choix d’une interprétation littérale adoptée dans l’arrêt WABE : les termes « religion » et « convictions » s’analysent comme les deux facettes d’un « même et unique motif de discrimination » (Ibid., pt. 47). Elle convoque également les articles 19 TFUE et 21 de la Charte. Les différents motifs de discrimination sont énumérés les uns à la suite des autres et sont séparés par une virgule. La religion et les convictions sont abordées ensemble avec la conjonction de coordination « ou », sans qu’une virgule ne les sépare. Par conséquent, la religion et les convictions sont les deux facettes d’un même motif. Rappelons que le motif de discrimination fondé sur « la religion ou les convictions » couvre seulement les convictions religieuses, philosophiques ou spirituelles. Les convictions politiques n’étant pas mentionnées dans la directive, la protection de ces convictions n’est pas régie par la directive (CJUE, LF c. SCRL, préc., pt. 28). 

La CJUE vide en partie de sa substance la notion de discrimination directe, déjà amoindrie dans les affaires antérieures (CJUE, Achbita, préc. ; CJUE, Bougnaoui, préc. ; CJUE, WABE, préc). D’ailleurs, la réponse à la troisième question ne surprend guère. Elle s’inscrit dans la lignée jurisprudentielle en matière de discrimination religieuse : la règle d’interdiction de manifester en paroles, de manière vestimentaire ou de tout autre manière, ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques, quelles qu’elles soient ne constitue pas une discrimination directe. Pour la CJUE, cette interdiction vise indifféremment toute manifestation de convictions et traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise (CJUE, LF c. SCRL, préc., pt. 33). La CJUE ne fait que reprendre ses décisions dans les affaires Achbita et WABE malgré les critiques de la doctrine. D’ailleurs, les conclusions de l’avocate générale E. Sharpston dans l’affaire Bougnaoui et ses shadow opinion dans l’affaire WABE invitaient à redéfinir la notion de discrimination directe d’une façon plus respectueuse de la finalité de la directive : lutter contre les discriminations dans le cadre du travail. L’actuelle approche de la discrimination relègue les personnes portant des signes religieux visibles en back-office ou les exclut du monde de l’entreprise. La CJUE ne prend pas en compte ses effets potentiels et l’effectivité de la protection de la liberté religieuse dans l’entreprise. Elle rappelle pourtant que son interprétation est « inspirée par le souci d’encourager la tolérance et le respect, ainsi que l’acceptation d’un plus grand degré de diversité et d’éviter un détournement de l’établissement d’une politique de neutralité au sein de l’entreprise au détriment de travailleurs observant des préceptes religieux imposant de porter une certaine tenue vestimentaire » (CJUE, LF c. SCRL, préc., pt 41). De sérieux doutes subsistent pourtant sur les fins poursuivies par l’employeur. 

A ce titre, la seule règle écrite du règlement intérieur est soumise au contrôle du juge alors qu’à côté de cette règle coexiste la règle non écrite d’interdiction des couvre-chefs de toute nature au sein de l’entreprise. Dans l’affaire Bougnaoui, la CJUE n’exigeait pas de formalisme particulier de la règle de neutralité : celle-ci pouvait être orale. Si cette règle non-écrite est qualifiée de discrimination indirecte et que la volonté d’un employeur de mener une politique de neutralité peut constituer en soi un objectif légitime, l’interdiction de tout couvre-chef doit être justifiée par un besoin véritable qu’il doit démontrer (CJUE, WABE, préc., p.t 64). Une personne malade ne pourrait-elle plus porter de couvre-chef ? Cette règle non-écrite n’est-elle pas constitutive d’un abus de liberté d’entreprise de l’employeur ? 

La CJUE protège-t-elle vraiment les convictions religieuses dans l’espace européen ? D’un côté, elle rappelle que la liberté religieuse « fait partie intégrante du contexte pertinent pour interpréter la directive » et que cette liberté « représente l’une des assises d’une société démocratique » et constitue « dans sa dimension religieuse, l’un des éléments les plus vitaux contribuant à former l’identité des croyants et leur conception de la vie », ainsi qu’un « bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents, contribuant au pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société » (CJUE, LF c. SCRL, préc., pt. 35 citant Cour EDH, 15 février 2001, Dahlab c. Suisse). De plus, elle constate dans l’arrêt WABE qu’une politique de neutralité vestimentaire a un impact sur les travailleuses de confession musulmane (CJUE, WABE, préc., pt. 59). De l’autre, l’impossible autonomie du critère religieux vide de sa substance la possible reconnaissance d’une discrimination religieuse directe. L’interdiction sera toujours d’un degré de généralité tel qu’elle ne visera jamais exclusivement la religion. Son interprétation n’est pas protectrice des discriminations religieuses que peuvent subir des minorités religieuses, et notamment les femmes musulmanes portant le foulard islamique. Une interprétation téléologique de la directive aurait pu être privilégiée et serait plus cohérente avec les fins affichées par la CJUE. Néanmoins, rappelons que la directive 2000/78/CE est une directive d’harmonisation minimale. Ainsi, les Etats membres peuvent-ils mieux protéger la discrimination religieuse 

II. Une lecture restrictive de l’article 8 paragraphe 1 de la directive 2000/78/CE : la marge d’action des Etats membres limitée en matière de discrimination religieuse

Dans cette affaire, la CJUE était invitée à se prononcer sur le fait de savoir si une législation nationale qui fait de la religion un motif autonome de discrimination afin de renforcer le degré de cette protection constitue une mesure nationale plus favorable au sens de l’article 8 paragraphe 1 de la directive. Cette question présente un intérêt majeur. En effet, conformément à ce qui a été développé en première partie de la présente note, reconnaître la religion en tant que motif autonome de discrimination dans le droit national est susceptible d’influencer la constatation d’une discrimination directe ou indirecte et donc le degré de protection accordé à ce motif (Concl. AG Medina sous LF c. SCRL, C-344/20, pt 55). 

L’article 8 paragraphe 1 de la directive prévoit que « les Etats membres peuvent adopter ou maintenir des dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans la présente directive »[1]. Cette disposition avait déjà fait l’objet d’un renvoi préjudiciel dans l’arrêt WABE. A cette occasion, la CJUE avait rappelé que la directive 2000/78/CE laissait une large marge d’appréciation aux Etats membres compte tenu de l’absence de consensus européen sur la place de la religion dans les droits nationaux (CJUE, WABE, préc., pt. 86 ; CJUE, LF c. SCRL, préc., pts. 47 et s)[2]. La directive ne conciliait pas la liberté de religion et les autres libertés fondamentales. Cette tâche revenait au juge national au moment de l’appréciation de la justification d’une discrimination indirecte. A ce stade du contrôle, le droit interne, et en l’occurrence les dispositions constitutionnelles nationales protégeant la liberté religieuse, pouvait être pris en compte en tant que dispositions plus favorables (CJUE, LF c. SCRL, préc., pt. 47 citant l’arrêt CJUE, WABE, préc., pt. 90). Autrement dit, la marge d’appréciation reconnue au juge national par l’article 8 paragraphe 1 de la directive était limitée au stade de la justification d’une discrimination indirecte. 

Rappelons que la directive 2000/78/CE prévoit des « prescriptions minimales ». Elle ne prétend pas harmoniser totalement les législations nationales en matière de discrimination dans l’emploi. Qu’en est-il de l’interprétation de l’article 8 paragraphe 1 de la directive au stade du choix législatif national ? 

La CJUE rappelle sa jurisprudence WABE et la marge d’appréciation du juge national au stade de la mise en balance des intérêts. Pour autant, il n’est pas question que le juge national scinde des motifs de discrimination énumérés à l’article 1er de la directive de manière exhaustive en plusieurs motifs. Le risque étant pour la CJUE de porter atteinte à l’effet utile de la directive. La CJUE tente d’étayer sa position en affirmant qu’une approche segmentée du motif « la religion ou les convictions » créerait des sous-groupes de travailleurs et porterait atteinte « au cadre général en faveur de l’égalité » (CJUE, LF c. SCRL, préc., pt. 55) de la directive. Pourtant, la directive est un instrument juridique de l’Union européenne qui lie les Etats membres quant au résultat à atteindre mais qui leur laisse le choix des moyens. Pour la CJUE, la religion ne peut être un motif autonome de discrimination dans le droit national alors même que cela viserait à mieux protéger la religion dans l’entreprise.

Pourtant, les conclusions de l’avocate générale invitaient à une inflexion de l’interprétation apportée dans WABE. Elle plaidait pour une plus grande marge de manœuvre des Etats membres dans leur choix législatif sur la question religieuse. Sans toutefois mobiliser l’argument de l’article 17 TFUE qui n’avait pas trouvé d’écho auprès de la CJUE dans les affaires précédentes, l’avocate générale avançait que les Etats doivent demeurer « compétents pour définir la manière dont ils souhaitent aborder les préjugés à l’égard de différences dues à la religion ou aux convictions religieuses sur le lieu de travail » (Concl. AG Medina sous LF c. SCRL, C-344/20, pt 60). L’avocate générale rapprochait d’ailleurs le motif religieux des motifs de l’âge ou de l’orientation sexuelle. Elle estimait que la religion, l’âge ou l’orientation sexuelle sont des caractéristiques indissociables de l’être des personnes, qui doivent être protégées directement contre les discriminations (CJUE, 12 décembre 2013, Hay, C-267/12, pt. 44). Il en va de la participation à la vie en société et de la reconnaissance de la diversité et de la différence dans l’espace européen.

Après avoir amoindri la portée de l’exception des entreprises de tendance prévue à l’article 4 paragraphe 4 de la directive dans les affaires Egenberger (CJUE, 17 avril 2018, C-414/16) et IR/JQ (CJUE, 11 septembre 2018, C-68/17), la CJUE adopte une vision restrictive de l’article 8 paragraphe 1 de la directive réduisant la marge d’action des Etats membres en matière religieuse. Rappelons tout de même qu’initialement l’Union européenne ne peut pas interférer dans le domaine religieux national en vertu de la clause de non-ingérence de l’article 17 TFUE. 

Par cet arrêt, la CJUE adopte une lecture littérale de la directive qui ne permet pas la qualification de discrimination religieuse directe. De plus, la marge d’action des Etats membres pour exprimer leurs particularités religieuses nationales est réduite malgré l’absence de compétence de l’Union dans ce domaine. Se pose la question de la place laissée à la diversité des travailleurs dans l’emploi et le travail au sein de l’espace européen. 


[1] Pour un commentaire de cette disposition, v. R Xenidis, « Article 8. Prescriptions minimales / Minimum requirements », in E. Dubout (dir.), Directive 2000/78 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, 2021, Bruxelles, Bruylant, pp. 209-241. 

[2] Sur ce point, v. A. Djelassi, R. Martens et S. Wattier, « Principe de neutralité dans les entreprises privées : la Cour de justice étoffe sa jurisprudence relative à l’interdiction des signes religieux », RTDH, 2022, n°130, pp. 373-395.