Par Sébastien Adalid, professeur de Droit Public – Université du Havre

L’arrêt du 5 mai 2020 de la Cour constitutionnelle fédérale (CCF) est avant tout une décision politique, sur l’étendue de la compétence monétaire de la BCE. Elle reflète une vision orthodoxe de la monnaie. Il est essentiellement reproché au programme d’achat de dette publiques sur le marché secondaire (PSPP) d’avoir des effets assimilables à une politique économique. Or, d’après la vision de la CCF, la politique économique reste une compétence nationale. Si la décision a le mérite de mettre fin à l’hypocrisie de la BCE, tolérée par la Cour de justice (CJ), sur les effets, voire les objectifs, de ses mesures non-conventionnelles, elle se méprend largement sur la répartition des compétences.

La fin de l’hypocrisie

Depuis le début de la crise financière, un fossé s’est creusé entre le discours et la réalité. Les mesures de quantitative easing, dont le PSPP fait partie, vont largement au-delà de la stabilité des prix. Saisie à plusieurs reprises de telles mesures, la CJ a feint de ne pas le voir, ce que la CCF lui reproche vertement. Cette dernière démontre alors les effets économiques du PSPP, concluant ainsi à son caractère ultra vires.

La CJ tancée

L’arrêt du 5 mai 2020 est une double déclaration ultra vires, non seulement de l’action de la BCE mais aussi de l’arrêt Weiss. La CCF reproche à la CJ son raisonnement, et ses effets sur les compétences la BCE.

La CCF enrichit son appréhension du caractère ultra vires d’une analyse des arrêts de la Cour : « Tant que la CJ applique des principes méthodologiques reconnus et rend des décisions qui ne sont pas objectivement arbitraires, d’un point de vue objectif, la CCF se doit de respecter les décisions de la CJUE, même lorsqu’elle adopte une position contre laquelle de solides arguments peuvent être mobilisés » (§. 112). Si les analyses ne correspondent pas aux principes méthodologiques, elle ne s’estime pas liées par elles, comme c’est le cas en l’espèce.

Le terme d’analyse est un peu fort. La Cour se contente de prendre au mot la BCE. D’après l’arrêt Pringle, la politique économique a des effets monétaires, et vice versa. Ainsi, la qualification se fera en fonction de l’objectif poursuivi par la mesure et des instruments utilisés. Or, la Cour reprend l’objectif affiché par la BCE, sans le remettre en question au moment d’apprécier la proportionnalité de la mesure au regard de l’objectif affiché.

Pour la CCF, « la manière avec laquelle la CJUE applique le principe de proportionnalité en l’espèce prive ce principe d’utilité, lorsqu’il est question de distinguer, dans le cas du PSPP, entre politique monétaire et politique économique » (§. 123). Assez pertinemment, la CCF reproche alors à la CJ : « d’avoir complètement ignoré les effets économiques du PSPP » et donc d’avoir neutralisé tout test de proportionnalité (§. 133).

            La BCE ne pouvait ignorer les conséquences économiques de ses décisions (§. 136). Prétendre poursuivre un objectif purement monétaire est hypocrite (« le prétendu objectif de politique monétaire est possiblement invoqué uniquement pour dissimuler ce qui constitue essentiellement un agenda économique et fiscal » §. 137), une hypocrisie que l’analyse trop limitée de la CJ ne pouvait que renforcer.

Cette dernière se devait de : « questionner les hypothèses factuelles sous-jacentes ou au moins d’analyser si le raisonnement avancé est logique » (§. 137). Sans une telle analyse, un « élément clé » du contrôle de proportionnalité est impossible : « la balance des intérêts » (§. 138). En effet, pour la CCF, la CJ n’attache « aucune importance juridique aux effets des programmes d’achat d’actif » (§. 141).

            Pour achever, son raisonnement, la CCF cite une série d’arrêt où la Cour de justice a opéré un tel contrôle (§§. 148-152) et constate l’absence de justification de sa disparition en matière monétaire (§. 145-146 ; §. 153)

Le refus de la CJ de questionner les objectifs avancés par la BCE a « de facto » pour effet de lui accorder « une compétence (limitée) pour décider de sa propre compétence » (§.136 ; §. 156). Sur ce point, la décision est salutaire. Depuis trop longtemps, la BCE étend implicitement son mandat, feignant d’ignorer les effets économiques de ses décisions. La CJ laisse la BCE « libre de choisir n’importe quel moyen qu’elle estime adéquat, quand bien même ses bénéfices sont maigres – comparés à d’autres – alors que les dommages collatéraux sont élevés ». (§. 140).

Dans ces conditions, la Cour considère l’arrêt Weiss de la BCE comme ultra vires (§. 163) et procède alors à sa propre analyse.

La BCE ultra vires

La CCF procède à un test de proportionnalité du PSPP. Elle commence par préciser que le PSPP peut remplir l’objectif qui lui est, officiellement, assigné (§. 166). Ensuite, elle met en balance cet objectif de politique monétaire avec ses « effets de politique économique » (§. 167). La CCF reproche alors à la BCE, non ces effets, mais un défaut de motivation qui ne permet pas de contrôler la proportionnalité du programme (§. 168-169).

La CCF en profite, tout de même, pour insister sur l’ensemble des effets économiques du PSPP : assouplissement les conditions d’endettement des Etats (§. 170), modification des conditions de formulation des politiques fiscales (§. 171), effets sur le secteur bancaire (§. 172) création de bulles sur le marché monétaire (§. 173), soutien à des entreprises non-viables (§. 174), la mise en danger de la stabilité de l’union monétaire (§. 175).

Sans démonstration explicite de la prise en compte de ces effets par la BCE, son action est considérée comme ultra vires (§. 178).

            La CCF est plus clémente concernant le respect de l’interdiction du financement monétaire (art. 123 TFUE). La jurisprudence de la CJ posé une série de conditions strictes (arrêt Gauweiler). La CCF constate certaines évolutions, peu cohérentes, de la jurisprudence concernant l’interdiction de l’annonce des volumes d’achat (§. 185-186), volumes qui peuvent d’ailleurs se déduire des annonces générales de la BCE (§. 198-200). Elle souligne l’impossible contrôle sur la période de « blackout » (§. 187-191 ; §. 206). Enfin, elle insiste sur les problèmes posés par la conservation jusqu’à maturité des titres par l’Eurosystème, rappelant que : « s’il s’empêche de revendre les titres publics achetés indéfiniment, il assurera le rôle de source permanente de financement pour les Etats membres », violant de ce fait l’article 123 TFUE (§. 195). Elle constate que pour le moment, ils sont détenus jusqu’à maturité (§. 210)

Malgré ces reproches, le PSPP étant soumis à de nombreuses limites (§. 216), il n’est pas considéré comme portant atteinte à l’article 123 TFUE (§. 197). Notamment, la CCF insiste sur la limite posée par la BCE de 33% de détention par les banques centrale du volume d’une émission (§. 201-202), la répartition neutre du volume des achats entre les Etats selon la clé de répartition du capital de la BCE (§. 203-204), le fait que le schéma d’allocation des risques entre les banques centrales ne conduise pas à une redistribution des dettes (§. 222-226).

L’arrêt est salutaire. Il souligne les ressorts jurisprudentiels de la « dominance monétaire » de la BCE (§. 171). Au surplus, clémente, la CCF laisse un délai de trois mois à la BCE pour démontrer que son programme n’est pas ultra vires. A l’issu d’un tel délai, la Bundesbank ne pourra plus participer aux achats au titre du PSPP (§. 234-235). Il sera assez aisé pour la BCE de démontrer que le programme entre dans son champ de compétence, mais peut-être pas comme la CCF l’entend.

La méprise des compétences

La CCF se fonde sur une conception datée de la politique monétaire, un curieux mélange entre ordolibéralisme et mythe de la neutralité de la monnaie, en opposition avec la lettre des traités et la réalité. Le contrôle qu’elle exige alors est largement irréaliste.

Les compétences de la BCE

Le tort de la CJ a été de se fier aveuglément aux objectifs affichés par la BCE et aux analyses qu’elle fournit, alors même qu’un observateur un peu avisé pouvait déduire des programmes de la BCE qu’ils dépassent largement la stabilité des prix. Pour autant, l’analyse proposée par la CCF est tout aussi problématique. Elle assume une vision étroite de la compétence monétaire, à rebours de la lettre des traités.

L’arrêt de la CCF est ponctué d’obiter dictum sur la nature de la compétence monétaire : « le SEBC n’a pas de mandat pour des décisions de politique économique et sociale » (§. 139), « la CJUE autorise le SEBC à poursuivre un agenda de politique économique en achetant des titres. Cela n’a aucun fondement en droit primaire » car « Le SEBC est seulement autorisé à apporter son soutien au politiques économiques générales de l’Union, il n’est pas autorisé à poursuivre son propre agenda » (§. 161). Dans ces conditions, « évaluer les conséquences d’un tel programme est une étape nécessaire de la délimitation des compétences » (§. 139).

Elle raisonne sur l’intenable hypothèse d’une séparation stricte entre les compétences économique et monétaire. La monnaie est un outil, avant tout, économique. Toute politique monétaire a des effets économiques. La distinction opérée entre politique monétaire – compétence exclusive de l’Union – et politique économique, compétence des Etats coordonnée au niveau de l’Union, n’a de fondement que juridique. Raisonner à partir des effets économiques comme le propose la CCF est impossible juridiquement.

C’est contraire aux traités. La politique monétaire a deux objectifs : un « objectif principal (…) de maintenir la stabilité des prix », mais « sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 » du TUE (art. 127 TFUE).

Or, dans un contexte d’inflation quasi inexistante et sans perspective de remontée de celle-ci à court terme, la BCE est libérée de son objectif prioritaire. Il lui est possible de poursuivre les autres objectifs énumérés par l’article 3 du TUE, dont la rédaction particulièrement vague (« croissance économique équilibrée », « économie sociale de marché hautement compétitive », etc.), ce qui lui offre une assez large marge de manœuvre.

Seule une limite s’impose à la BCE. Elle ne peut poursuivre des objectifs économiques qu’au moyen des opérations monétaire qui le traité l’autorise à pratique (Protocole 4, art. 17-24).). Elle est limitée par le caractère monétaire des instruments (dont la définition reste à trouver…). Ainsi, le seul critère juridique qui vient limiter la compétence de la BCE est instrumental. Sa politique peut avoir des effets fiscaux ou sociaux, mais elle ne peut adopter de mesures fiscales ou sociales.

            Le raisonnement de la CCF est donc largement contredit par une lecture attentive des traités. Ceux-ci ouvrent de larges moyens d’action à la BCE. Cette dernière doit cependant motiver correctement ses actes et assumer qu’elle poursuit le second objectif, et plus le premier. Dans de telles conditions, les juges ne sont pas réellement compétents pour contrôler l’action de la BCE.

L’incompétence des juges

La CCF a une vision particulièrement idyllique du contrôle juridictionnel. Elle estime possible de contrôler les décisions de politique monétaire de la BCE. En réalité, elle refuse de reconnaître le caractère politique du pouvoir de la BCE, sur lequel les juges sont incompétents.

La CCF propose des outils et raisonnement discutables pour le contrôle de la BCE.

            Pour elle, « il est impératif que le mandat du SEBC soit soumis à des limitations strictes, dans la mesure où la BCE et les banques centrales nationales sont des institutions indépendantes, ce qui signifie qu’elles opèrent sur la base d’un faible niveau de légitimité démocratique » (§. 143).  Donc, « Pour être certain que la BCE ne puisse légalement adopter un programme qui porte atteinte au principe d’attribution, excède le mandat de politique monétaire confié à la BCE par le droit primaire, il est impératif que l’obligation pour la BCE de respect son mandat soit soumise à un contrôle juridictionnel complet ».

            Or, si le contrôle juridictionnel se fonde sur les effets économiques de ces mesures, il faut pouvoir analyser ceux-ci. La CCF se fonde alors sur les analyses fournies par des économistes (§. 137). De tels fondements sont contestable car « l’économie n’est pas une science ». Le juge se retrouve dans l’incapacité de fonder son raisonnement sur des éléments neutres. Les Cours vont se transformer en agora où les économistes de tout bord viendront défendre ou dénoncer les mesures de politique monétaire.

            En réalité, comme le dit très justement la CCF : « La distinction entre politique économique et politique monétaire est une décision politique fondamentale qui a des effets bien au-delà d’un cas individuel et des conséquences significatives sur la répartition des pouvoirs et de l’influence au sein de l’Union » (§. 159). En confiant l’intégralité de la politique monétaire à une institution indépendante, au nom de la scientificité des analyses économiques et de la neutralité de la monnaie, c’est tout un pan de la politique économique qui a été déléguée, sans aucun réel contrôle démocratique. Prétendre confier le contrôle des banques centrales aux juges ne fait que déplacer le problème, d’une institution indépendante à une autre.

            L’arrêt de la CCF montre les limites du modèle de banque centrale indépendante. Il a le mérite d’imposer à la BCE de cesser de se cacher derrière l’objectif de stabilité des prix pour soutenir les politiques économiques. Pour autant, le mandat confié à la BCE peut s’élargir. Seule reste l’interdiction du financement monétaire. Sur ce point, l’arrêt de la CCF démontre que les récentes décisions adoptées par la BCE en réaction à la pandémie sont problématique, et notamment : l’assouplissement de la répartition des achats entre les Etats de la zone euro. Cela concerne aussi le rachat indéfini des dettes publiques par l’Eurosystème, que certains appellent de leurs vœux.

Voir également l’article de Jacques Ziller « L’insoutenable pesanteur du juge constitutionnel allemand  «