Olivier Peiffert, maître de conférences (Sorbonne Nouvelle, ICEE), référendaire au Tribunal de l’UE (l’auteur s’exprime à titre personnel)

La Commission européenne a publié, les 26 et 27 octobre dernier, deux décisions du 15 octobre autorisant la France et l’Italie à verser des aides d’État en raison de la crise sanitaire liée à la COVID-19. Elles s’inscrivent dans une longue série de décisions déjà prises par la Commission en vue de permettre aux États membres de soutenir les entreprises nationales dont l’activité a souffert, parfois considérablement, des mesures de restriction prises pour lutter contre la propagation du virus (confinement de la population, interdiction d’accueil du public dans les entreprises « non essentielles », etc.) et, plus généralement, de la récession économique depuis lors.

Dès le 13 mars 2020, la Commission, considérant que la principale réponse budgétaire à la crise sanitaire proviendrait des budgets nationaux, avait annoncé vouloir initier une pratique dérogatoire en matière de contrôle et d’autorisation des aides d’État afin de permettre aux États membres de faire face aux défis économiques exceptionnels auxquels ils étaient confrontés. À ce titre, la Commission a, notamment, publié le 20 mars 2020 un Encadrement temporaire des mesures d’aide d’État visant à soutenir l’économie dans le contexte actuel de la flambée de COVID-19 (l’« encadrement temporaire »), lequel a depuis été amendé à cinq reprises.

C’est dans ce contexte qu’ont été prises les deux décisions adressées à la France et l’Italie ici rapportées, au sujet desquelles il est possible de formuler quelques observations qui, sans épuiser le sujet, illustrent bien le caractère exorbitant du droit commun de la pratique « de crise » initiée par la Commission.

Sur le plan procédural, la célérité de l’action de la Commission est particulièrement remarquable. Les deux décisions dont il est ici question sont, formellement, des décisions de ne pas soulever d’objections. C’est-à-dire que, au vu des projets notifiés, les aides ne suscitaient pas de doutes quant à leur compatibilité avec le marché intérieur. Selon le paragraphe 5 de l’article 4 du règlement de procédure, pour adopter de telles décisions, la Commission dispose d’un délai, déjà contraint, de deux mois à compter de la notification. Or, la décision concernant l’Italie, datée du 15 octobre 2021, concerne un projet notifié formellement le 22 septembre de la même année. La décision adressée à la France, prise également le 15 octobre, autorise un régime d’aide notifié le 9 septembre. La DG concurrence s’est donc astreinte à des délais encore inférieurs à ceux qui lui sont imposés.

Dans le cas des aides notifiées par l’Italie, cette célérité a notamment été rendue possible par le recours à la pratique classique de pré-notification de l’aide, permettant aux autorités nationales, préalablement à la notification formelle, d’échanger avec la Commission au sujet du projet envisagé. Il convient toutefois de relever, par ailleurs, des pratiques autrement inhabituelles hors période de crise sur le terrain linguistique. L’Italie a exceptionnellement renoncé à son droit, découlant de l’article 3 du règlement n° 1 portant fixation du régime linguistique de la Communauté économique européenne, de notifier sa mesure et d’obtenir une décision en langue italienne, afin de privilégier la langue anglaise dans laquelle travaille habituellement la DG concurrence, permettant ainsi de faire l’économie des délais de traduction. Par conséquent, le texte en langue anglaise de la décision adressée à Italie fait foi. La France n’a quant à elle pas eu besoin de recourir à cette pratique, le français demeurant une langue de travail, certes moins couramment utilisée que l’anglais, au sein de la Commission. 

Ces considérations démontrent bien le caractère d’urgence des mesures notifiées dans le cadre de la crise liée à la pandémie de COVID-19. Les pratiques particulièrement exceptionnelles s’agissant du régime linguistique des décisions de la Commission sont-elles appelées à perdurer ? Il est à noter que la Commission encourage désormais les États membres à recourir à l’anglais pour la notification de leurs projets d’aides dans le cadre de la « facilité pour la reprise et la résilience ».

Sur le fond, premièrement, on relèvera que les régime d’aides octroyés en période de crise sanitaire peuvent être mis en œuvre sur le fondement de dispositions singulières. Ainsi le régime notifié par la France a été autorisé sur la base du paragraphe 2, sous c), de l’article 107 TFUE relatif aux aides « destinées à remédier aux dommages causés par les calamités naturelles ou par d’autres événements extraordinaires ». Cette disposition, qui concerne des mesures pour l’examen de la compatibilité desquelles la Commission n’a qu’une marge d’appréciation limitée, n’a jusqu’à présent été que rarement appliquée (à titre d’exemple, indemnisations consécutives au naufrage du navire Erika, ou aides aux compagnies aériennes pour compenser les pertes dues à la fermeture de l’espace aérien des États-Unis après les attentats du 11 septembre 2001). Depuis le début de la pandémie, la Commission y recourt fréquemment, le fait qu’il y a là un évènement extraordinaire au sens de cette disposition n’étant guère douteux. Ainsi que cela ressort de la décision adressée à la France, « la flambée de COVID-19 n’était pas prévisible, se distingue clairement des évènements ordinaires de par son caractère, et a entravé le fonctionnement normal du marché ». Dans deux arrêts actuellement sous pourvoi, le Tribunal de l’UE a confirmé cette analyse. 

Néanmoins, l’application du paragraphe 2, sous c), de l’article 107 TFUE demeure conditionnée à un strict rapport de causalité entre l’aide et l’évènement extraordinaire en cause. Ainsi, le régime français bénéficie à des entreprises qui exploitent un ou plusieurs magasins de vente de détail ou de services tombés sous le coup de l’interdiction d’accueil du public pour des motifs sanitaires durant les mois de février à mai 2021. Il vise à compenser les loyers que ces entreprises ont dû acquitter durant cette période et qui ne sont pas couverts par d’autres dispositifs d’aides.

À cet égard, l’examen des fondements de l’autorisation des aides démontre aussi la flexibilité du cadre juridique et le pragmatisme de l’approche de la Commission en période de crise. Les aides qui, sans qu’il y ait de rapport de causalité direct, visent à compenser, plus généralement, la récession économique découlant de la pandémie de COVID-19 ne sont pas exclues. Elles peuvent être appréciées à l’aune d’autres dispositions de l’article 107 TFUE, en particulier celles du paragraphe 3, sous b) qui concerne, notamment, les mesures destinées à « remédier à une perturbation grave de l’économie d’un État membre ». La Commission dispose alors d’une marge d’appréciation plus importante et peut subordonner la compatibilité des aides aux conditions fixées par l’encadrement temporaire. Ainsi, c’est dans ce cadre que la Commission a examiné le régime notifié par l’Italie, qui vise à garantir la continuité de l’activité économique par une exonération d’un impôt foncier pour l’exercice fiscal 2021, des crédits d’impôt et des subventions directes en faveur d’entreprises de nombreux secteurs dont le chiffre d’affaires a décliné durant la pandémie.

Deuxièmement, la nature et l’ampleur des aides autorisées témoigne aussi d’une approche exceptionnelle. D’une part, dans les deux décisions, la Commission a autorisé des aides au fonctionnement, c’est-à-dire des aides qui se limitent à maintenir une situation existante ou à diminuer les dépenses courantes et habituelles d’exploitation qu’une entreprise aurait de toute manière dû supporter dans le cadre de son activité normale. Ainsi que la Cour l’a rappelé récemment, à la différence des aides à l’investissement, de telles mesures sont normalement incompatibles avec le marché intérieur. On comprend bien toutefois que ce principe ne peut prévaloir lors de l’examen des plans nationaux de soutien des entreprises durant la pandémie, sauf à rendre illusoire tout effort national de relance économique. 

D’autre part, les montants des aides en cause sont éloquents. Le régime français, qui est ciblé sur les seuls commerce de détail et ne constitue qu’une des différentes mesures d’« aides COVID-19 » notifiées par la France, s’élève tout de même à 700 millions d’euros. Dans le cas de l’Italie, la Commission a autorisé des aides d’un montant colossal de 31,9 milliards d’euros, tout à fait exceptionnel, a fortiori dans le cadre d’une procédure finalisée en trois semaines seulement par une décision de ne pas soulever d’objections. On conçoit difficilement de telles pratiques hors période de crise.