Grégory GODIVEAU (Maître de conférences à l’université Caen Normandie – Institut caennais en recherches et études juridiques)

Les communications de la Commission sont un outil privilégié de définition et de conduite de la politique de concurrence de l’Union. Explicatives de sa pratique décisionnelle passée et en cours, et annonciatrices de ses positions futures, elles se présentent sous la forme de « Lignes directrices », d’ « Orientations », d’ « Encadrements » voire de guide de « Bonnes pratiques ». Elles font suite aux et préparent les réformes dont elle peut s’investir comme pouvoir exécutif, tant au plan de l’initiative législative que, précisément, dans l’exécution des actes de droit dérivé dont elle est à l’origine et des actes de droit originaire d’effet direct. 

La Communication le 18 novembre 2021 relative à une politique de concurrence adaptée aux nouveaux défis, polymorphe et multifonctionnelle, est tout cela à la fois. Son discours lui confère une dimension politique importante : celle d’un « Marché unique fort et résilient ». Mais elle revêt en parallèle une dimension technique majeure. A la fois constitutive de règles qui lui sont juridiquement opposables et à l’avant-garde de projets en cours, cette communication pose la question – complexe – de sa logique – sinon de sa force -normative.

A l’époque d’une crise sanitaire sans précédent pour l’Union, les enjeux de transition numérique et écologique apparaissent en tête de proue. Rappelant son attachement aux principes d’une économie sociale de marché et dans un contexte international bigarré sur le plan des politiques économiques, sociales, environnementales et territoriales, la Commission semble résolue à promouvoir de nouveaux paradigmes. Elle le fera en prenant appui sur les trois piliers du droit européen de la concurrence, de façon parallèle et rationalisée. Si le droit de la concurrence est une discipline autonome, cela ne signifie pas qu’elle est isolée du reste du monde juridique, mais qu’elle a ses propres ressorts, dans une structure composite. Droits antitrust, des concentrations et des aides d’Etat s’inscrivent dans des problématiques matérielles, formelles et méthodologiques communes. S’il faut parler d’adaptation ou de « transition » de la politique de concurrence, elle est triple.

I. La transition, est en premier lieu, celle d’un régime de crise vers un retour à une nouvelle normalité. La communication porte en en effet tout d’abord sixième modification de l’Encadrement temporaire sur les aides d’Etat et le prolonge jusqu’au 30 juin 2022, mais envisage la suppression progressive des mesures d’aides exceptionnelles en tenant compte des rythmes de reprise différenciés selon les secteurs.

On s’en souvient, cet Encadrement permet trois séries de mesures sur trois catégories de fondements (articles 107, §2 sous b), §3 sous b) et §3 sous c), c’est-à-dire respectivement pour « remédier aux dommages causés par une calamité naturelle ou un autre événement extraordinaire », « remédier à une perturbation grave de l’Economie » et « faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions »). Le bilan en est positif, ce qui justifie que le dispositif soit reconduit (voy. l’ensemble des aides accordées sur la base de l’Encadrement temporaire au 6 janvier 2022), mais qu’il doive demeurer temporaire (sur tous ces points, voy. F. Martucci). 

Dans le prolongement, la Commission introduit deux nouveaux instruments. Tout d’abord, celui d’un soutien à l’investissement en vue d’une reprise durable, jusqu’au 31 décembre 2022. Il s’inscrit dans une dynamique d’incitations directes à l’investissement privé favorable aux transitions numériques et écologiques (par exemple, en direction d’infrastructures numériques nécessaires à la numérisation des entreprises, des chaînes de production notamment moins polluantes, ou en vue d’améliorer l’économie circulaire, le recyclage et l’accès durable aux ressources, de favoriser l’efficacité énergétique des bâtiments, l’acquisition de moyens de transports « propres »). Ensuite, celui d’un soutien à la solvabilité, jusqu’au 31 décembre 2023. Il faut permettre aux Etats membres de mobiliser des fonds privés et de les mettre à la disposition des PME – y compris des jeunes pousses et des petites entreprises à moyenne capitalisation – . Il est plus précisément question de faire face aux importants niveaux d’endettement atteints au cours de la crise, autrement dit de faciliter l’accès aux financements sur fonds propres, en garantissant les initiatives des investisseurs privés. 

Le retour vers la future normalité comporte, ensuite, son lot de modifications du droit commun en vigueur : celles du règlement général d’exemption par catégorie (RGEC) en matière d’aides d’Etat, ainsi que de l’ensemble des textes (lignes directrices et règlements d’exemption par catégorie) applicables aux accords verticaux et horizontaux, y compris la mise à jour de sa communication de 1997 sur la définition du marché en cause « pour tenir compte de l’évolution significative des vingt dernières années, en particulier de la numérisation et des nouveaux modes de vente de biens et de services, et de la nature de plus en plus interconnectée et mondialisée des échanges commerciaux ». La Commission rappelle, enfin, le réexamen de l’encadrement des aides d’Etat en faveur de projets importants d’intérêt européen commun (PIIEC, par exemple à l’appui des technologies et systèmes d’hydrogène propre).

II. En deuxième lieu, le « Pacte Vert » mobilise ses forces. Il est doté de nombreux outils spécifiques (voy., par exemple, la proposition de la Commission établissant un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, ainsi que la proposition de directive révisée sur la taxation de l’énergie ou la future proposition concernant l’initiative «BEFIT» – Entreprises en Europe : cadre pour l’imposition des revenus) et axé sur des stratégies (voy., notamment, « La stratégie « De la ferme à la table » pour un système alimentaire équitable, sain et respectueux de l’environnement » ; « Le nouveau plan d’action pour une économie circulaire – Pour une Europe plus propre et plus compétitive » ; « La stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 – Ramener la nature dans nos vies » ; et « Cap sur une planète en bonne santé pour tous – Plan d’action de l’UE : “Vers une pollution zéro dans l’air, l’eau et les sols”»). Mais parallèlement à ces derniers, « La politique de concurrence peut compléter le cadre réglementaire en garantissant des marchés solides et concurrentiels qui envoient les bons signaux de prix et attirent les investissements nécessaires dans les technologies requises aux fins de la transition, tout en limitant les coûts pour les contribuables ». La Commission réexplique avoir lancé une réflexion générale sur la participation de la politique de concurrence à la transition écologique (voy. la conférence sur la contribution de la politique de concurrence au pacte vert pour l’Europe, tenue en février 2021), dont l’un des objectifs est la neutralité climatique à horizon 2050 (et une réduction des émissions de gaz à effets de serre de 55 % d’ici 2030). 

Les instruments existant sont adaptés (ou en cours d’adaptation). C’est le cas des lignes directrices concernant les aides d’Etat à la protection de l’environnement et à l’énergie (« CEEAG » en anglais ; voy. le projet de consultation), et des sections pertinentes du RGEC. Il s’agit de favoriser de façon transversale les soutiens à la décarbonation de l’industrie, de faciliter à titre singulier l’acquisition de véhicules propres et l’investissement dans les infrastructures de recharge et de ravitaillement correspondantes, de faire des aides dans le secteur des transports des leviers aux investissements écologiques, par exemple en renforçant l’interopérabilité du transport ferroviaire (voy. à ce sujet, le projet de révision des lignes directrices), ou en encourageant des modes de transports plus durables que le transport routier (comme la navigation intérieure et le transport intermodal). Dans un même ordre d’idées et d’incitations, les nouvelles lignes directrices sur les aides à finalité régionale complètent l’arsenal, notamment aux fins de maintenir la cohésion territoriale dans la transition écologique. Décidément, le droit des aides d’Etat est parfaitement ouvert aux questions environnementales et constitue un levier des plus pertinents pour en relever les défis (voy., sur cette question, de façon fondamentale, O. Peiffert).

Le droit antitrust et le droit des concentrations ne sont pas en reste. Le second peut être l’instrument d’orientation des structures et des comportement par la voie des engagements qu’il permet d’imposer aux entreprises à l’occasion du contrôle de leurs projets de rapprochement (voy., par exemple, l’autorisation, par la Commission, de la concentration entre le groupe Schwarz et Suez Waste Management, subordonnée à la condition que les parties cèdent des actifs de façon à ce que les clients continuent de bénéficier de services de tri d’emballages légers moins polluants ). Le premier peut être mis en œuvre pour sanctionner certains accords nuisibles à l’environnement tel que celui qu’ont passé plusieurs constructeurs automobiles en vue de ralentir le progrès technique de réduction des émissions polluantes (voy. Décision de la Commission du 8 juillet 2021 dans l’affaire AT.40178 – Émissions des véhicules automobiles, l’affaire ayant abouti à une amende de 875 millions d’euros). A l’inverse, le droit antitrust permet de favoriser les « bonnes ententes ». Peuvent en effet être pris en compte les bénéfices écologiques qui en sont issus. Si les bienfaits à l’environnement ne figurent certes pas au rang des motifs figurant au paragraphe 3 de l’article 101 TFUE en vue d’exempter les entreprises concernées de l’interdiction formulée à son paragraphe 1er, il est possible d’envisager que les avantages écologiques qui en résultent soient pris en compte au titre des efficacités quantitatives et (surtout) qualitatives susceptibles, elles, de justifier une telle dérogation. Le remplacement d’un produit non durable par un produit durable en est un exemple : il augmente sa valeur pour le consommateur qui peut tirer du procédé une partie équitable du profit qui en résulte, procédé qui doit alors bien entendu passer sous les fourches caudines du principe de proportionnalité. Cette nouvelle approche irrigue le processus actuel de révision du règlement d’exemption par catégorie et des lignes directrices applicables aux accords horizontaux. Le secteur de l’agriculture, dont on sait qu’il est en marge du droit commun de la concurrence (sur le fondement des articles 42 et 43 TFUE notamment), bénéficiera quant à lui d’un nouveau traitement particulier pour les « accords de durabilité » (c’est-à-dire des accords qui visent à atteindre des normes plus strictes que la législation en vigueur en ce qui concerne la protection de l’environnement, la prévention du changement climatique, ou la santé et le bien-être des animaux). Il faut bien l’admettre, cette grille verte de lecture de l’exemption est une nouveauté. Cette réorientation était attendue depuis longtemps par une frange de la doctrine (voy. déjà, C. LONDON, « Concurrence et environnement : une entente écologiquement rationnelle ? », RTDE, 2003, n° 39, p. 243).

III. La transition est aussi, en troisième lieu, numérique. La crise sanitaire en a précipité les enjeux. « Du jour au lendemain, pratiquement, le télétravail et l’enseignement à distance sont devenus la norme, les entreprises se sont tournées dans une mesure sans précédent vers le commerce électronique et les administrations publiques ont déployé des applications numériques en vue de la fourniture de services publics ». Cependant des pans entiers de l’économie et certaines régions « restent à la traîne ». La aussi, la stratégie est globale. L’Union s’est dotée d’ « une boussole numérique pour 2030 » (« l’Europe balise la décennie numérique). La Commission a également présenté une proposition de directive établissant un programme d’action intégrant des objectifs et cibles numériques, notamment sur le plan budgétaire, à horizon 2030 (« La voie à suivre pour la décennie numérique). La politique de concurrence, dans le prolongement, participe à ce positionnement tactique.

Tout en favorisant la transformation digitale, par l’appel complémentaire aux financements publics et privés, il faut en effet maintenir des « conditions égales dans le marché unique numérique ». Le droit des aides d’Etat doit servir d’appui au comblement des déficits d’investissement dans les infrastructures numériques afin de pourvoir aux besoins croissants des utilisateurs en bande passante, d’envisager que tous les ménages soient couverts par un réseau en gigabit, et que toutes les zones habitées aient accès à un réseau 5G en 2030. Il convient d’accroître la connectivité et de réduire la fracture numérique en portant notamment la focale sur les zones rurales ou isolées, et en améliorant la qualité et les prix des services. A cet effet, la Commission compte sur la révision de ses lignes directrices sur les aides d’Etat au haut débit(il est notamment question d’en étendre le champ aux investissements dans les infrastructures mobiles et aux mesures d’assimilation) ainsi que sur celle du RGEC. 

Dans ce cadre transitionnel, le droit antitrust et  le droit des concentrations ont un rôle primordial : fonder un contrôle efficace et adapté du pouvoir de marché des entreprises, notamment des plateformes en position dominante. La Commission poursuit l’œuvre initiée depuis plusieurs années, notamment à l’égard des GAFAM. Ses faits d’armes dans les différentes affaires impliquant Google, par exemple, sont rappelés (voy. par exemple, Décision de la Commission du 27 juin 2017 dans l’affaire AT.39740 – Moteur de recherche Google (Shopping) condamnant Google à 2,42 milliards d’euros pour avoir abusé de sa position dominante en favorisant son propre comparateur de prix par rapport aux comparateurs de prix concurrents ; essentiellement confirmée par l’arrêt du Tribunal du 10 novembre 2021, Google et Alphabet/Commissionaff. T-612/17 ; ou encore Décision de la Commission du 18 juillet 2018 dans l’affaire AT.40099– Google Android, infligeant une amende de 4,34 milliards d’euros pour une série de pratiques ayant pour objet de renforcer sa position dominante dans le domaine de la recherche générale sur Internet). Ces affaires, emblématiques, ne font d’ailleurs pas oublier les nombreuses autres procédures engagées et mesures adoptées par la Commission concernant plusieurs géants du numérique en matière d’accès aux et de partage des données ou de protection de la vie privée. Et elle use de l’ensemble du panel de ses instruments : enquêtes sectorielles (sur l’Internet des objets, c’est-à-dire sur les services ou produits connectés susceptibles d’être commandés à distance, en juillet 2020), initiative législative (proposition de législation sur les marchés numériques), réorientation du droit des concentrations pour permettre aux Etats membres de renvoyer à la Commission l’examen d’opérations prédatrices concernant notamment des entreprises numériques innovantes  (Orientations de la Commission concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du règlement sur les concentrations à certaines catégories d’affaires), sans compter les révisions déjà évoquées du droit commun des pratiques anticoncurrentielles. Là encore, les « bonnes ententes » seront valorisées. Mais elles appelleront des solutions taillées sur mesure aux marchés numériques. 

Conclusions :

L’ensemble de ces solutions doit converger vers un objectif commun : améliorer la « résilience » du marché unique. Le mot est dans l’air du temps. Il désigne l’aptitude d’un corps (ou d’un système) à résister aux pressions et à reprendre sa structure initiale. 

Cela implique que l’on réfléchisse par anticipation à un instrument du marché unique pour les situations d’urgence. Outre les différentes réformes expliquées ci-dessus, la Commission met par ailleurs l’accent, du plus singulier au plus transversal, sur la nécessité de bâtir des projets communs dans le secteur des microprocesseurs, parallèlement à la législation – en cours de préparation – sur les semi-conducteurs, de faire mieux en matière de Recherche & Développement, de permettre à l’Economie européenne de continuer de s’ouvrir aux marchés internationaux sans pour autant se découvrir totalement (voy. à cet égard, proposition de règlement visant à remédier aux effets de distorsion des subventions étrangères sur le marché unique), et aux entreprises de l’Union de croître dans des conditions de concurrence équitables. 

Le programme est ambitieux. 

On doit tirer une leçon essentielle de la lecture de cette communication. Au-delà des aspects strictement juridiques et techniques qu’elle présente, elle est un outil de la politique de concurrence mobilisant le droit dans un sens – c’est-à-dire à la fois dans une direction et selon une certaine signification – conçu comme utile et pertinent par les représentants du pouvoir qui la définissent et la conduisent.