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Lamprini Xenou, Maître de conférences en droit public, Université Paris-Est Créteil

Si 2020 et 2021 étaient les années du « think-tank » et du lancement du projet Gaia-X, 2022 doit être l’année de sa mise en œuvre. Une initiative franco-allemande en est à l’origine et certains l’ont regardée au départ comme une tentative tendant à jeter les bases d’un cloud européen souverain. Le but aujourd’hui de Gaia-X n’est toutefois pas de créer une puissante entreprise capable de concurrencer les géants américains mais de mettre en lien les offres existantes dans le domaine du cloud computing. Le projet vise donc la création d’un écosystème européen d’entreprises travaillant avec le cloud et les données. Cet écosystème de Gaia-X, qui est une fédération d’écosystèmes autonomes interopérables, a pour mission de favoriser la libre circulation et le partage sécurisé de données tout en permettant aux participants de conserver leur contrôle sur ces derniers. 

Plusieurs raisons justifient la genèse de ce projet d’intérêt européen commun. Gaia-X est d’abord né après la publication du rapport Villani de mars 2018 sur l’intelligence artificielle (IA) selon lequel pour avoir des résultats pertinents, l’IA doit se reposer sur d’importantes bases de données. Or, encore aujourd’hui, seulement 20% des données sont utilisées. La principale raison qui explique ce faible chiffre est la défiance à l’égard des plateformes numériques. Ensuite, les entreprises américaines dominent puisqu’elles captent 69% du marché européen du cloud alors que le fournisseur européen le plus important, seulement le 2%. L’Union européenne a déjà exprimé l’intention de devenir un leader en matière d’IA et pour cela, la circulation et le partage des données sont cruciaux. Toutes ces considérations sont enfin liées à l’économie de marché. Tout produit a une valeur selon les données utilisées. Afin de gagner en compétitivité, il faut donc des produits digitalisés. 

Deux ans après le lancement de cette initiative, le bilan est aujourd’hui contrasté. Bien qu’il s’agisse d’un projet ambitieux et évolutif, les résultats concrets se font encore attendre. 

I. Un projet ambitieux et coopératif en pleine évolution 

Aucun autre projet en informatique n’a attiré un si grand nombre des participants venant de milieux aussi différents. 

L’association, qui a été créée en janvier 2021 pour réaliser les objectifs du projet Gaia-X, est passée de 22 membres fondateurs à plus de 340 membres aujourd’hui dans une trentaine de pays en moins de deux ans. Ses membres comprennent des utilisateurs et des fournisseurs de service cloud. Les ¾ de ses membres sont des entreprises – dont la moitié est des PME – et le reste est composé d’associations, d’administrations publiques, de laboratoires ou encore d’universités. Ses membres sont issus des différentes industries comme la mobilité, l’énergie, la finance, l’aérospatial, l’agriculture, le tourisme ou la santé. 

Au premier semestre 2022, l’association continue son travail au sein même de chacun des Etats participants. En effet, chaque Etat a un pôle national, appelé Hub. Aujourd’hui, il existe 14 Hub en Europe et 1 Hub non européen vient seulement d’être inauguré en Corée qui sera rejoint prochainement par le Japon. A la fin 2022, il y a l’espoir que deux membres supplémentaires adhèrent à ce projet. 

Chacune de ces branches nationales jouent un rôle important dans la réalisation du projet Gaia-X comme l’illustre la dernière session plénière du Hub France qui a eu lieu le 18 mars 2022 (voir la vidéo publiée sur le site www.cigref.fr). Lors de cette réunion, les membres du Hub France ont présenté – de façon détaillée pour la première fois – les espaces de données sectoriels, appelés « data spaces », qui constituent une priorité aujourd’hui. Ces derniers sont créés afin de favoriser l’échange de données sécurisé entre entreprises d’un même secteur industriel. Grâce à la création de ces endroits de discussion dans lesquels les acteurs partagent les données qu’ils souhaitent, l’échange de données se fera en toute confiance et ne sera pas entravé par des obstacles techniques dus aux infrastructures. Comme il a été expliqué lors de cette session du Hub France, les « data spaces » vont contribuer au développement d’une énergie coopérative entre les entreprises, qui bien que concurrentes, trouvent une zone de coopération entre elles avec les données. En effet, la collecte des données partagées va permettre de créer de nouvelles applications et envisager de nouveaux usages. C’est bien là l’objectif de Gaia-X : partager des données pour faire émerger de nouveaux services. Les représentants de Gaia-X, lors de cette dernière session, ont également invité les entités publiques à devenir les premiers fournisseurs de données. C’est ainsi qu’au mois de mars 2022 a été officiellement créé l’espace de données pour la mobilité, les transports et le tourisme, « l’Eona-X ». D’autres espaces de données sont aussi créés dans différents domaines comme la santé, l’agriculture, l’énergie, la finance en recevant des financements nationaux et européens. A la fin de l’année 2022, de nouveaux espaces de données vont se créer dans d’autres secteurs comme les médias. 

Une autre priorité en 2022 est de déterminer les principes directeurs que tous participants doivent respecter afin d’assurer une gouvernance commune au sein de Gaia-X. C’est pourquoi le 22 avril 2022 Gaia-X a publié le « Trust Framework » qui définit les « règles obligatoires à respecter afin de faire partie de l’écosystème Gaia-X tout en laissant aux utilisateurs le contrôle total de leurs choix » (https://gaia-x.eu/wp-content/uploads/2022/05/Gaia-X-Trust-Framework-22.04.pdf). Pour comprendre ces règles, il faut les lire en combinaison avec le « Policy rules », publié également le 22 avril dernier. Selon ce dernier, chaque offre de service à fournir sous l’égide ou dans le cadre Gaia-X doit respecter les valeurs de Gaia-X telles que la transparence, la sécurité, la protection des données et la portabilité. En général, le respect de la législation européenne comme par exemple le respect du RGPD est une condition préalable pour faire partie de cet écosystème. Tout fournisseur de service cloud pourra s’estampiller « Gaia-X » en affichant un label qui précisera son niveau de conformité avec les valeurs précitées. La mise en place d’un label Gaia-X permettra non seulement d’assurer de la confiance aux services proposés au sein de Gaia-X mais aussi de donner une plus grande visibilité aux services de cloud qui existent chez les acteurs européens.

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II. Un projet critiqué, concurrencé et difficilement gouverné 

L’enthousiasme qui a suivi la naissance du projet a été remplacé par une certaine déception et frustration ces derniers mois. En effet, le projet Gaia-X est beaucoup mis en cause aujourd’hui au point que certains de ses membres ont quitté l’association et d’autres critiquent le rythme lent d’évolution des travaux.   

La première critique a été exercée lorsque le projet a ouvert ses portes aux acteurs internationaux. Alors qu’au début le projet regroupait seulement des entreprises européennes, les fournisseurs de services cloud américains et chinois – comme Google, Microsoft, Huawei ou Alibaba – font désormais partie de l’association Gaia-X et participent à ses travaux. C’est pourquoi deux membres, Scaleway et Hosteur, ont quitté Gaia-X en fin d’année 2021. Certains ont commenté cette participation comme transformant Gaia-X en un « Cheval de Troie pour les Big Tech en Europe » (tribune dans Euractiv) et d’autres l’ont regardée comme un changement de sa mission. 

Les derniers mois, des réponses à ces critiques ont été données par les plus hauts représentants de l’association. D’abord, il a été souligné la qualité de services cloud proposée par les acteurs internationaux dès lors que le catalogue des services qu’ils proposent est plus riche. Comme l’a affirmé le PDG de Gaia-X, Francesco Bonfiglio, à l’occasion d’une table ronde organisée par Orange : « Le marché européen n’a pas d’alternative et doit survivre sur un marché concurrentiel (…) Nous essayons donc de construire une initiative qui soit compétitive sur le marché mondial. Et pour cela, nous avons besoin d’acteurs non européens ». Le but de Gaia-X n’est donc pas de concurrencer mais de réguler le marché unique des données. C’est pourquoi le projet prendra la forme d’une entité de gouvernance qui édictera de grands principes de transparence, de sécurité et d’interopérabilité. Cela signifie que : d’une part, seulement les offres de services cloud compatibles avec ces principes pourront adhérer au projet et il ne suffira pas d’être simplement membre de l’association ; d’autre part, si une société commence à faire appel aux services d’un fournisseur américain, elle doit être capable de changer de fournisseur pour ne pas perdre son autonomie. 

Ensuite, le conseil d’administration de l’association a rappelé que d’une part, les acteurs non européens représentent seulement le 8% des membres de Gaia-X, et que d’autre part, ils ne participent pas au conseil d’administration de l’association, ce qui laisse le dernier mot aux acteurs européens. Toutefois, puisque les acteurs non européens participent aux comités techniques décidant les règles applicables aux futurs services de cloud, ils exercent nécessairement une influence sur les différents travaux de Gaia-X. 

La participation des géants internationaux au sein de cette association pose également la question de savoir si ces derniers profitent des subventions nationales et européennes qui sont versées pour le projet Gaia-X. Des réponses claires sont attendues de la part de l’association Gaia-X sur ce sujet. 

Une autre critique porte sur le fait que le projet n’a pas encore fourni les résultats promis. En effet, deux ans après son lancement, les premières solutions labélisées Gaia-X ne sont pas encore sorties alors qu’elles étaient prévues pour décembre 2021. Par ailleurs, bien que des espaces de données existent dans différents secteurs, le rythme d’avancement est très différent d’un secteur à l’autre. Si, par exemple, dans les domaines de la santé et de l’automobile, il y a des écosystèmes qui proposent déjà des solutions de gouvernance et de partage des données (voir le réseau Catena-X pour l’automobile), il n’en va de même pour d’autres filières comme l’administration publique, l’éducation ou le « smart city ». Nous n’avons pas encore d’informations suffisantes sur l’état d’avancement des travaux quant à la création des espaces de données dans ces domaines. 

Certains expliquent cette lenteur par la « lourdeur bureaucratique » (Cloud souverain : « Gaia-X n’est plus au centre des discussions », www.lemagit.fr). Il est vrai que le nombre important et évolutif des membres de l’association, leur origine internationale, européenne et nationale ainsi que leur différente nature (entreprises, associations, personnes publiques) peuvent rendre compliquée la gouvernance de l’association. Pour ce projet d’intérêt européen commun, il faudra effectivement trouver des accords non seulement au niveau des gouvernements, européens et nationaux, puisque ceux-ci financent aussi le projet, mais également entre entreprises internationales et européennes. Le défi est certainement élevé. 

Une des conséquences du faible avancement des travaux au sein de Gaia-X est l’apparition de projets concurrents. Ainsi, certains se sont lancés à la formation d’une alliance, appelée « Euclidia », qui vise l’émergence d’un véritable cloud européen souverain. Elle se présente comme une solution anti-Gaia-X dès lors qu’elle rassemble seulement des sociétés dont le capital est européen. D’autres gouvernements ont pris aussi des initiatives pour mettre en œuvre leurs politiques de souveraineté numérique. Ainsi, l’appel du gouvernement français pour un cloud de confiance a trouvé une réponse dans la création, par Orange et Capgemini, d’un nouveau grand hébergeur national, baptisé Bleu, qui n’a aucun lien avec Gaia-X. D’autres projets, en dehors du projet Gaia-X, ont vu également le jour comme « Nua.Ge » ou le projet « Thalès/Google Cloud ». 

Un autre sujet sur lequel Gaia-X travaille est celui de l’autonomie technique. Pierre Gronlier, CTO de l’association Gaia-X, explique que pour atteindre l’objectif de la souveraineté numérique en Europe – qu’il définit comme la capacité d’autodéterminer son pouvoir d’autonomie – Gaia-X travaille sur l’autonomie à la fois légale et technique. Pour arriver à l’autonomie technique, l’ambition de Gaia-X est de mettre en avant la donnée et le logiciel. En effet, la valeur qu’on extrait de la donnée dépend du logiciel qu’on utilise pour traiter cette donnée. Sans le contrôle du logiciel, l’autonomie technique n’est pas possible. Or, le logiciel est développé aujourd’hui en dehors de l’Europe – le « savoir-faire » est fait hors du continent – et ainsi nous n’avons pas un niveau d’autonomie suffisant. Le fait d’avoir un logiciel juste hébergé en Europe n’est ni suffisant ni satisfaisant, selon Pierre Gronlier. Toutefois, à ce jour, nous ne connaissons pas les solutions proposées par Gaia-X en la matière.