Didier Blanc. Université Toulouse Capitole. Vice-président de l’AFÉE

« Le traité sur l’Union européenne compte depuis le 9 juin 2024 au soir une nouvelle disposition : l’article 12 de la Constitution française ». Par cette entame volontairement provocatrice, Sébastien Roland, professeur à l’Université de Tours a voulu signifier en ouverture de sa communication au Congrès de l’AFÉE qui s’est tenu à Toulouse les 13 et 14 juin l’influence exercée par les élections européennes sur la vie politique française.

Au vrai la chose n’est pas nouvelle, elle est en l’occurrence masquée par les propos des acteurs politiques, tous centrés sur le contexte politique national, assez inédit il est vrai, et par les divers propos et analyses des observateurs et commentateurs s’inscrivant par facilité dans ce sillon réducteur .

Sans ajouter de la glose à la glose, il est permis de dégager de la séquence en cours – avec toute la prudence qui s’impose non seulement en raison d’un scrutin législatif dont les résultats ne sont pas connus et plus encore dans la mesure où les conséquences politiques qui s’en dégagent se mesurent sur le temps long -, un mouvement paradoxal.

Il tient en quelques mots : l’issue des élections européennes du 9 juin 2024 en commandant la dissolution de l’Assemblée nationale atteste indéniablement d’une européanisation de la vie politique et institutionnelle française dès lors qu’elle en constitue la cause première. Une fois dissipées les arrière-pensées partisanes et retombée la stupeur d’une décision éminemment stratégique, demeure ce fait : un scrutin européen est la cause de l’activation du plus puissant instrument détenu par le président de la République sous la Cinquième du nom. Le paradoxe surgit au détour de ses effets, de même que les élections européennes ont pour l’essentiel porté sur des enjeux nationaux, le débat actuel qui ne s’interdit pas d’aborder les rivages internationaux agités par l’invasion de l’Ukraine par la Russie et par  l’intervention militaire israélienne sur la bande de Gaza, reste étrangement oublieux des questions européennes. A l’heure où se décide la répartition des top jobs de l’Union (présidence du Conseil européen, présidence de la Commission et choix du haut représentant pour la PESC), et au moment où sont engagées des réflexions sur une révision des traités le constat étonne. En somme, une cause européenne ne produit pas d’effets nécessairement européens.

Source : WikiCommons

Sans remonter à la « querelle de la CED » au début des années 1950 qui n’était pas sans rappeler selon Raymond Aron, une nouvelle Affaire Dreyfus (« Esquisse historique d’une grande querelle idéologique », in R. Aron et D. Lerner (dir.), La querelle de la CED. Essais d’analyse sociologique, Paris, Armand Colin, coll. « Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques », 1956), la Cinquième République a par le passé été secouée à des degrés divers par la construction européenne. Il est permis de citer comme résonnance fondatrice la décision prise par Raymond Barre, alors Premier ministre, d’user le 15 juin 1977 de l’article 49-3 de la Constitution afin de faciliter l’adoption de la loi du 7 juillet 1977 justement consacrée à l’élection des membres du Parlement européen au suffrage universel direct. Il est plus aisé de se souvenir que l’Acte de 1976 – objet de résistances nationales – avait fait l’objet d’une saisine du Conseil constitutionnel au motif central qu’il portait atteinte à la souveraineté nationale tandis que la mémoire collective est davantage marquée par le fameux « tournant de la rigueur » de 1983 largement dicté par des considérations européennes.

Plus près de nous, la précédente décision de dissolution du 21 avril 1997 prise par Jacques Chirac était guidée par la nécessité d’obtenir une majorité parlementaire permettant de parcourir sans encombre la troisième étape de l’Union économique et monétaire (UEM) menant jusqu’à l’avènement de la monnaie unique le 1er janvier 2002. Jacques Chirac, toujours lui avait décidé d’un changement de gouvernement après le résultat négatif du référendum du 29 mai 2005. De sorte qu’une européanisation, a minima instrumentale, de la vie politique française était à l’œuvre.

L’européanisation que réalise la dissolution du 9 juin 2024 se double d’une politisation des élections européennes. Jusque-là quel que soit leur résultat, le scrutin n’avait que peu d’effets sur les institutions politiques françaises ; nul remaniement ministériel, nul changement de cap gouvernemental, nulle démission et a fortiori de dissolution ne prenait sa source dans l’Europe. Tout se passait alors comme si la logique majoritaire de la Cinquième République, imposait un retour à l’ordinaire une fois passé l’étonnement de la proportionnelle européenne  (Liste de Villiers et Tapie en 1994 par exemple). En 2024 rien de tel ! Aussi est-il probable qu’à l’avenir l’enjeu des élections européennes sorte renforcé de cet épisode. Pour autant cette politisation accrue ne s’accompagnera pas d’une européanisation, l’inverse est même à redouter : plus forte est la politisation, moins forte est l’européanisation.

Enfin, une véritable européanisation peut cette fois résulter des élections législatives des 30 juin et 7 juillet, mais d’une manière plutôt inattendue et à rebours de la tradition parlementaire. La loi d’airain du scrutin majoritaire tout en préservant l’actuel régime des tourments de la Quatrième République a rendu iconoclaste l’idée d’une coalition regroupant diverses forces politiques, non habituellement alliées. Ce schéma partisan gouverne le Parlement européen depuis 1979, où conservateurs, libéraux, chrétiens-démocrates, sociaux-démocrates et écologistes agissent de concert et construisent proposition par proposition une majorité politique. Là ne serait pas le moindre des paradoxes produits par la dissolution du 9 juin que d’ouvrir la voie à une nouvelle pratique camérale, à la fois commune à de nombreux parlements nationaux et inhérente au Parlement européen, comme si décidément l’Europe, quelles qu’en soient les manifestations annonçait le futur de la France.

Didier Blanc est l’auteur, en 2024, de l’ouvrage : Le Parlement européen, assemblée des citoyens de l’Union (aux éditions Bruylant Larcier). Il a aussi dirigé l’ouvrage : Le Conseil européen, le politique des politiques de l’Union européenne (en 2023).