La primauté du droit européen n’est plus une évidence. Cet acquis juridique est politiquement remis en cause lors des débats pré-électoraux en France. Il est aussi juridiquement contesté, notamment par la décision de la Cour constitutionnelle polonaise du 7 octobre dernier. Dans ce contexte, l’AFÉE a décidé de proposer une série de « billets d’humeur » où les auteurs sont invités à préciser la portée (juridique, théorique, politique, philosophique, etc.) que revêtent – selon eux – ces évènements pour le processus d’intégration européenne. 

Si cette thématique vous fait réagir, n’hésitez pas à proposer votre propre billet (secretariatcedece@gmail.com).

Cecilia Rizcallah

Professeure invitée à l’Université Saint-Louis – Bruxelles et à l’Université libre de Bruxelles

Chercheuse post-doctorale à la KU Leuven et au FNRS

La décision rendue par le « Tribunal constitutionnel » polonais le 8 octobre dernier fait grand bruit au sein de la doctrine européaniste. Logiquement d’ailleurs, dans la mesure où il s’agit d’une décision rendue par une « cour suprême » d’un État membre qui remet frontalement en cause le principe de primauté du droit de l’Union européenne sur le droit national ainsi que celui de l’Etat de droit. En effet, les « juges constitutionnels polonais » y déclarent sans ambages que le principe selon lequel le droit de l’Union primerait sur la Constitution polonaise est inconstitutionnel et que le contrôle des réformes judiciaires nationales au regard du droit de l’Union européenne (en particulier les articles 2 et 19.1 du TUE, qui protègent l’État de droit et le principe d’indépendance de la justice), n’est pas admissible. L’on assiste donc à une remise en cause radicale et générale donc de deux principes fondamentaux et inhérents à l’intégration européenne.  

Rien d’étonnant dès lors à ce que cette décision résonne parmi les différents cercles politiques et juridiques qui s’intéressent à l’intégration européenne. L’ambition de ce court billet n’est pas de revenir sur la substance de cette décision, mais d’exposer une question qui nous préoccupe depuis plusieurs années déjà, et qui apparait particulièrement prégnante depuis le 8 octobre dernier.  

Au-delà des questions fondamentales que pose cette décision (notamment en termes de rapport entre système juridique national et européen) c’est la manière dont elle doit être appréhendée – par les acteurs juridiques et, notamment, la doctrine – qui nous a interrogée : comment en effet commenter en droit des faits qui ne présentent plus grand chose de juridique ? 

Il est utile à cet égard de rappeler que l’organe qui a rendu la décision en cause n’a plus rien d’un « tribunal constitutionnel ». En effet, le parti au pouvoir (mal nommé « Droit et justice », le PiS), a pris le contrôle de celui-ci en y plaçant par le biais de manœuvres frauduleuses et inconstitutionnelles une série de personnes qui lui prêtent allégeance et qui ne présentent pas les qualités minimales requises notamment en termes d’indépendance, attendues de la part de juges suprêmes. Cet organe s’est d’ailleurs vu dénier sa qualité de « tribunal » au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour éponyme dans un arrêt Xero Flor rendu le 7 mai 2021. Les arrêts rendus par ce « tribunal constitutionnel » sont donc viciés. Il n’en demeure pas moins que les juges polonais qui refuseraient de s’y conformer s’exposent à des sanctions disciplinaires sur la base de la loi dite « muselière », adoptée il y a quelques mois en Pologne, bien qu’elle ait d’ores et déjà été remise en cause au provisoire par une ordonnance de la Cour de justice qui demande sa suspension. Ordonnance qui n’a pas été respectée par le gouvernement polonais, ce qui a donné lieu à une autre ordonnance il y a quelques jours le condamnant à une astreinte de 1 million d’euros par jour additionnel de non-respect.

Quelle posture adopter, en tant que juriste, face à une telle situation de « coup d’état juridique » ? Sommes-nous supposés prendre au sérieux le discours tenu par un « faux » « tribunal constitutionnel », ou doit-on au contraire refuser d’y attacher des conséquences juridiques vu les vices qui l’entachent ? 

Nous le savons, le droit, en tant que système, est une fiction que l’ensemble des participants se sont en principe accordé, directement ou indirectement, de respecter. Un ensemble de règles du jeu, dont la substance peut bien sûr être remise en cause via des procédures prévues, en principe,  par le système lui-même. Il arrive évidemment que ces règles soient enfreintes, mais le système prévoit les voies juridiques permettant de remédier à d’éventuelles violations de celles-ci.  Dans ce système, la doctrine joue un rôle majeur : elle commente, analyse et participe au développement du système juridique et du jeu qui s’y déploie, de manière plus ou moins critique mais en principe en prenant toujours au sérieux le discours juridique. Ceci vaut également au niveau du droit de l’Union européenne : un ordre juridique a été créé, où interagissent entre autres les États membres, les pouvoirs judiciaires nationaux, les institutions européennes et les citoyens européens. Des règles du jeu y sont établies, dont certaines font parfois l’objet de contestation, et la doctrine y exerce son rôle de commentateur. En adoptant la perspective du pluralisme juridique, elle peut notamment faire écho aux divergences de vues qui peuvent exister parmi les différents acteurs, en particulier nationaux et européens. C’est parce que les règles de base qui régissent ces interactions – que l’on qualifiera communément de règles participant à l’État de droit – demeurent acceptées par l’ensemble des participants que le jeu peut continuer à se dérouler. 

Quelle suite sommes-nous dès lors supposés réserver à une décision dont la substance est un bouleversement majeur, mais qui est émise hors de ce cadre, dans un État où le délitement de l’État de droit est  à l’œuvre depuis plusieurs années ? Car il ne s’agit pas ici d’une violation ponctuelle, accidentelle des règles du jeu, ou d’une énième tension qui existerait entre des acteurs nationaux et européens, nous sommes désormais face à une situation qui dévoile un problème systémique du respect de l’État de droit dans un État membre, une remise en cause structurelle des principes de base. Quel rôle reste-t-il alors à la doctrine juridique lorsque le droit n’est plus ?

Nous ne pouvons pas apporter une réponse tranchée à cette question. Elle se trouve sans doute – comme souvent – dans l’entre-deux. Ignorer cette décision serait en effet une erreur, dans la mesure où elle produira très probablement des conséquences juridiques en Pologne, et peut-être ailleurs (au niveau de l’Union européenne ou dans les ordres juridiques d’autres États membres qui décideraient d’en tirer des conséquences – et ce serait sans doute bienvenu). Lui accorder un crédit identique à celui que l’on a par le passé accordé à d’autres décisions de Cours constitutionnelles nationales (nous pensons notamment à l’arrêt récent Weiss rendu par la Bundesverfassungericht) serait sans doute également inopportun. Force est en effet de constater que la décision du 8 octobre – qu’on la considère ou non légitime du point de vue de son contenu – n’émane pas d’un tribunal constitutionnel. 

Face à une telle situation,  il nous semble que la doctrine –  de même que les autres acteurs juridiques – va devoir repenser sa mission et la manière dont elle va la réaliser lorsque l’ordre juridique auquel elle appartient est en passe de se déliter. Il nous semble plus précisément nécessaire d’adopter un point de vue radicalement critique en présence de faits qui se situent – à l’instar de la décision du 8 octobre du « tribunal constitutionnel » polonais –  « hors cadre ». S’il n’y a bien sûr d’ignorer ce type de « coups d’état juridiques », il nous semble indispensable de clairement les identifier comme tels et, dès lors, de rappeler qu’ils émanent d’un contexte où les principes de base de l’État de droit ne sont plus garantis. A défaut, nous prenons en effet le risque de procéder à une reconnaissance de ceux-ci et, en dépit du fait qu’ils ne présentent plus les qualités minimales pour être considérées comme étant du droit, de les légitimer.