Source : WikiCommons

« Aides d’État : la Commission autorise une mesure d’aide française d’un montant maximal de 1,4 milliard d’euros destinée à indemniser Air France pour les dommages subis en raison de la pandémie de coronavirus et du fait des restrictions de déplacement mises en place par les pouvoirs publics« 

Loïc Grard, Professeur de Droit public, Université de Bordeaux, Président de l’AFEE

C’est ainsi qu’est libellé le  communiqué de presse de la Commission européenne du 16 février 2023. En attendant la publication de la décision, au-delà de la manière peu diserte avec laquelle se solde le feuilleton des soutiens économiques apportés à la compagnie Air France, parce que cette dernière évoque un dédommagement, l’occasion est belle de lancer un ballon d’essai dans les cieux des qualifications juridiques retenues pour conclure oui ou non si une entreprise est aidée ou simplement indemnisée en contrepartie d’un préjudice économique. Dans ce dossier, le vocabulaire a en effet fluctué. Ont été employés alternativement et successivement les termes compensation, avantage ou réparation. Autrement dit, les trois actes des soutiens économiques apportés à la compagnie nationale entre 2020 et 2023, en réponse aux conséquences des mesures restrictives imposées par la crise COVID 19, interrogent la notion même d’aide d’Etat. Ils nous rappellent qu’en la matière la rule of reason n’existe pas. Ni la finalité, ni la cause d’une mesure de soutien à une entreprise, même en contrepartie d’un désavantage qui n’est pas normalement inhérent à son activité économique, sont de nature à éviter la qualification juridique d’aide d’Etat et l’article 107§1  du traité FUE.  Mais aujourd’hui, sous couvert de l’application du §3 al.b) de ce dernier, une gradation de vocabulaire affleure et reflète une échelle de clémence dans l’acception que la Commission donne au traitement des situations dont elle est saisie, quand un Etat décide de sauver une entreprise.

L’acte I – 4 Mai 2020 – Le temps de l’urgence et du renflouement.

Une aide de sept milliards est accordée, après autorisation par la Commission européenne, à Air France visant, selon les termes consacrés à l’article 107§3 al. b) du traité FUE à remédier aux conséquences d’une perturbation grave de l’économie d’un Etat membre (voir ici). C’est une mesure de circonstances. Elle est temporaire. Elle est motivée par un besoin urgent de trésorerie. Elle s’inscrit dans les lignes directrices fixées par la Commission européenne, au titre de l’encadrement temporaire des aides d’Etat adopté le 19 mars 2020, en vue de remédier aux crises de liquidité causées aux entreprises, du fait de l’arrêt de leurs activités en raison de la Pandémie.  Elle se répartit entre une garantie d’Etat à 90% pour des prêts (Prêt Garanti par l’Etat – PGE) pour un maximum quatre milliards d’euros sur six ans au plus et d’un prêt subordonné d’actionnaire consenti par l’Etat de trois milliards d’euros sur quatre ans. Sans ces deux leviers, il eût été impossible pour Air France de rassembler les liquidités voulues sur les marchés en compensation de ses pertes d’exploitation. 

La Commission souligne, en guise de synthèse de son raisonnement, qu’Air France serait sans doute exposée au risque de faillite à la suite de l’érosion de ses activités. Il en résulterait probablement un préjudice grave pour l’économie française. Mais elle ne considère nullement que la compensation vient rétablir une situation qui a été faussée par des facteurs exogènes au marché. C’est une aide d’Etat à laquelle le feu est mis au vert. Ses exigences ne vont pas au-delà, contrairement au gouvernement français qui, au titre de la conditionnalité environnementale, « subordonne » le secours économique apporté à Air France à la réduction de 50% de ses émissions de CO2 avant 2030. Devenir une compagnie aérienne plus responsable fait partie du deal et a eu pour conséquence la fermeture des liaisons au titre de vols courts sur lesquelles l’alternative par le train est effective, sur la base de temps de trajet inférieurs à 2 heures 30. Cet aspect du dossier n’a pas été sans rebondissement, puisque la loi « résilience et climat » du 22 août 2021 a interdit lesdits vols à tout transporteur avec l’aval discuté de la Commission européenne (voir la décision de la Commission du 1er décembre 2022).

L’acte II – 6 avril 2021 – Le temps de la recapitalisation et de la liberté économique surveillée

Le prêt d’actionnaire de trois milliards se mue en capital (voir ici). Le provisoire devient du définitif. Air France-KLM le transforme en quasi fonds-propres en le convertissant en obligations hybrides perpétuelles. L’Etat français ajoute un milliard sur la base d’une augmentation du capital ouverte aux actionnaires existants et au marché et devient premier actionnaire avec 30 %. Le type d’obligations souscrites par l’Etat se singularise par le fait que, soit elles ne sont jamais remboursées, soit la date de remboursement n’est pas prévue initialement, mais ce dernier peut intervenir sur décision de l’émetteur. En d’autres termes, au regard du contexte, aucun  investisseur privé en économie de marché n’aurait endossé un tel risque. La qualification juridique d’aide d’Etat était inévitable. Mais le soutien par la recapitalisation est compris par la Commission européenne comme étant un moyen adéquat pour éviter l’insolvabilité d’Air France et de sa holding (Air France-KLM) ; ce qui aurait de graves conséquences sur l’emploi, la connectivité et le commerce extérieur de la France.

Admise sur son principe, la mesure est ce faisant accompagnée de garde-fous, dont certains reviennent à limiter les capacités économico-juridiques de l’entreprise : 1) l’État recevra une rémunération appropriée pour l’investissement ; 2) mécanismes destinés à inciter Air France et sa holding à racheter la prise de participation de l’État résultant de la recapitalisation ; 3) réduction sensible de la participation de l’Etat avant six ans sous peine de présenter un plan de recapitalisation si irrespect du délai ; 4)  liberté de manœuvre limitée pour la gouvernance en termes de versements des dividendes et rémunération de la direction tant que la recapitalisation ne sera pas substantiellement ou complétement remboursée ; 5) subventions croisées et acquisitions suspendues au remboursement d’au moins 75% de l’aide ; 6) au nom de la préservation de la concurrence effective, mise à disposition par Air France de 18 créneaux horaires par jour (9 aller-retour) à l’aéroport de Paris Orly à un transporteur concurrent, avec assurance que ces possibilités ne profitent pas à des entreprises pratiquant le dumping social. C’est ainsi que la compagnie espagnole Vuelig a fait son entrée à Orly, avec un projet d’expansion espérée durable, ainsi que des équipages basés en France, hors position de détachement.

L’acte III –  16 février 2023 – Le temps de la requalification juridique d’une partie des aides en réparation

Le film des soutiens apportés à Air France par les pouvoirs publics en raison des conséquences de la crise « Covid 19 » vient d’entrer dans son acte III, avec l’aide sous forme de compensation à la société Air France acceptée par la Commission européenne le 16 février 2023  qui, en d’autres mots, a admis que soit requalifié en simple mesure de dédommagement, à titre d’indemnisation pour le préjudice subi durant le pic de la crise COVID 19, l’équivalent de 1,4 milliard d’euros d’aide d’Etat. Le troisième soutien est conçu comme venant en réparation des dommages directement liés à la pandémie entre le 17 mars et le 30 juin 2020, en raison des restrictions de déplacement mises en place pour limiter la propagation du virus. Le communiqué fait sobrement état du fait qu’Air France avait « subi d’importantes pertes d’exploitation et a enregistré une baisse de trafic et de rentabilité constante au cours de cette période », Cette troisième décision reste fondée sur l’article 107§3 al. b). La somme allouée est donc bien qualifiée d’aide d’Etat et admise, parce que remédiant aux conséquences d’une perturbation grave de l’économie causée par des mesures restrictives adoptées par l’Etat en réponse à la crise sanitaire.  Le fondement prête ce faisant à discussion.

En effet, selon une jurisprudence établie, décharger une entreprise d’un coût qui n’est pas inhérent à son activité économique ne constitue pas un avantage relevant de l’article 107§1 du traité FUE, qui interdit les aides d’Etat incompatibles avec le marché intérieur (Trib.UE 1er juill. 2010. ThyssenKrupp Acciai Speciali Terni SpA contre Commission européenne). Quand le désavantage imputable à une mesure étatique confine au préjudice, la qualification juridique d’aide d’Etat ne va donc pas de soi. Mais ici moins qu’une réparation, au sens quasi civil du terme, le droit de la concurrence fait émerger l’aide réparatrice. La notion ne s’applique pas qu’à Air France. Les compagnies Air Austral et Corsair ont fait l’objet de décisions semblables, en complément d’aides à la restructuration (voir ici et ici).  Alors que l’orthodoxie du droit des aides d’Etat suppose, pour que la qualification juridique d’aide d’Etat soit retenue, une situation d’avantage économique, la saga Air France révèle une évolution du vocabulaire et retient que compenser ou réparer en temps de crise c’est aussi aider au sens de l’article 107§1 du traité FUE et relève aussi de l’emprise de la Commission européenne. 

Epilogue – La dette d’Air France s’efface et la compagnie recouvre l’intégralité de ses capacités économico-juridiques

Le retour à la normale s’annonce imminent. D’une part, le prêt garanti par l’Etat de quatre milliards accordé en 2020 est remboursé depuis le 15 mars 2023. D’autre part, entre le fait que le remboursement de la dette, au titre des obligations hybrides perpétuelles, est très avancé et qu’une partie du soutien accordé se transforme à présent en réparation du préjudice causé par les mesures prises en réponse à la crise, Air France a franchi le seuil des 75 % du remboursement des débits, condition à sa libération des contraintes fixées en 2021 et donc à son retour dans le jeu des lois naturelles du marché. Air France-KLM retrouve ainsi la liberté d’investir. Elle pourra de nouveau verser la part variable de leurs salaires à ses cadres dirigeants, ainsi que des dividendes à ses actionnaires. Mais cela n’est pas pour tout de suite car, bien qu’en reprenant des couleurs, le bilan reste fragile.  Il demeure que désormais Air France-KLM peut se projeter dans une stratégie de consolidation européenne à l’instar de ses concurrentes. Le rachat de l’espagnole Air Europa par IAG est en bonne voie ; idem pour l’italien ITA Airways par Lufthansa. Qui pour Air France/KLM ? TAP ? Corsair ? Air Austral ? Mais c’est là un autre feuilleton. Celui qui se termine s’est joué aussi par l’optimisation de la flotte et de son utilisation, par la réduction des effectifs et des coûts, et donc le retour aux bénéfices au quatrième trimestre 2022. Sous couvert de la pandémie et de son cortège de mesures restrictives de sa liberté d’entreprendre, la compagnie nationale a opéré une mue économique, autant qu’environnementale sans précédent. Elle sort mieux de la crise qu’elle n’y est entrée (Le Monde 17 février 2023 ) ; le tout au bénéfice d’une légitimation par les procédures relatives aux aides d’Etat …