Julie Teyssedre, Maître de conférences en droit public à l’Université d’Orléans 

Dans un arrêt de grande chambre RS, rendu le 22 février 2022, au terme d’une procédure accélérée, la Cour de justice s’est une nouvelle fois érigée en protectrice de la fonction des juges de droit commun du droit de l’Union et a fermement condamné les dispositifs nationaux ayant pour effet de brider leur concours à la garantie de l’effectivité de ce droit. 

La volonté de la Cour de justice de pallier l’inefficacité des sanctions politiques des atteintes portées au respect de l’État de droit, par des réformes judiciaires nationales, l’a conduite à substantialiser cette valeur et à édifier, sur le fondement de l’article 19, § 1, alinéa 2, TUE, une obligation structurelle, à la charge des États, de garantir l’indépendance de la justice. Si les juges polonais ont été les premiers à s’emparer de cette œuvre prétorienne, afin de lutter contre l’atteinte à l’indépendance leur étant due, plusieurs juridictions roumaines ont également saisi la Cour de justice. Ainsi, dans un arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România » du 18 mai 2021, dont le principal apport réside dans la portée conférée à la décision 2006/928/CE, instaurant un mécanisme de coopération et de vérification (MCV), et aux rapports établis par la Commission sur son fondement, la Cour avait clairement identifié les éléments permettant de conclure à l’existence d’une incompatibilité avec le droit de l’Union de la réglementation roumaine ayant créé une section spécialisée du ministère public disposant d’une compétence exclusive pour mener des enquêtes sur les infractions commises par les juges et les procureurs (la SIIJ). Elle avait par ailleurs relevé que le principe de primauté s’opposait à une règle constitutionnelle qui, telle qu’interprétée par la juridiction constitutionnelle, empêchait les juges nationaux d’écarter l’application d’une disposition interne, relevant du champ d’application de la décision MCV, qu’ils considéraient contraire à cette décision ou à l’article 19, § 1, al. 2, TUE. 

Cette solution fut vigoureusement contestée par la Cour constitutionnelle roumaine qui, dans une décision du 8 juin 2021, a purement annihilé les effets de l’arrêt de la Cour de justice à l’égard des juges nationaux. Après avoir déclaré que la composition et le fonctionnement de la SIIJ étaient conformes aux dispositions constitutionnelles relatives à l’État de droit, la Cour constitutionnelle a artificiellement mobilisé l’argument tiré de la protection de l’identité constitutionnelle pour relever que la primauté reconnue au droit de l’Union, par la Constitution roumaine, ne valait qu’à l’égard des dispositions infra-constitutionnelles. Elle a alors considéré, au terme d’une analyse centrée sur la mise en exergue d’une opposition et non sur la recherche d’une articulation des exigences propres à chaque ordre juridique, que les juridictions nationales ne pouvaient pas contrôler la compatibilité d’une loi avec le droit de l’Union lorsque celle-ci avait été déclarée conforme à la Constitution. Elle ajoutait, par ailleurs, qu’en habilitant les juges nationaux à laisser inappliquée toute disposition nationale contraire à la décision MCV, le juge de l’Union avait outrepassé ses compétences. 

C’est dans ce contexte que la Cour de justice a été conduite, le 22 février dernier, à répondre à la Cour d’appel de Craiova qui, pour statuer sur la plainte dont elle était saisie, était tenue d’examiner la législation ayant institué la SIIJ. Dans ce cadre, la juridiction de renvoi devait déterminer si elle devait se conformer à la décision de la Cour constitutionnelle roumaine ou, au contraire, appliquer la solution retenue par la Cour de justice dans l’arrêt Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România », s’exposant alors à une procédure disciplinaire pour non-respect de la décision de la Cour constitutionnelle. Appelée à se prononcer sur l’incidence du droit de l’Union sur les relations tissées par les juges de droit commun et les juridictions constitutionnelles, la Cour a été conduite à valoriser l’office du juge de droit commun du droit de l’Union (I), ce qui l’a alors amenée à neutraliser les atteintes portées par une cour constitutionnelle nationale à l’intégrité des compétences qu’il tire du droit de l’Union (II). Puis elle a jugé, dans la lignée de ses décisions antérieures, que le droit de l’Union s’opposait à une règlementation permettant d’engager la responsabilité disciplinaire des juges ayant appliqué le droit de l’Union (III). 

– La valorisation de l’office du juge de droit commun du droit de l’Union 

La Cour a tout d’abord rappelé, comme elle le fait désormais de manière classique, les garanties devant être offertes aux juges nationaux au titre de la protection de leur indépendance[1]. Puis elle a jugé que si, en principe, l’article 19, § 1, al. 2, TUE ne s’oppose pas à ce que des juridictions de droit commun soient liées par les décisions d’une cour constitutionnelle, dès lors que son indépendance est assurée, il ne saurait en aller de même lorsque cette obligation a pour conséquence de priver les juges nationaux de la possibilité de contrôler la compatibilité des dispositions nationales, préalablement déclarées conformes à la Constitution, avec le droit de l’Union. Dans la lignée de son arrêtEuro Box du 21 décembre 2021, également sollicité par des juges roumains, la Cour de justice a ensuite présenté les caractéristiques essentielles de l’ordre juridique de l’Union et la spécificité du lien qu’il entretient avec les ordres juridiques internes, à la lumière tant de ses décisions historiques que de sa jurisprudence récente. Fort logiquement, la Cour poursuit alors son analyse en axant son propos sur les implications du principe de primauté du droit de l’Union, appliquées au cas d’espèce, et sur le rôle primordial qu’est amené à jouer le juge national, en étroite collaboration avec elle, dans la garantie de l’efficacité de ce droit et de sa pleine application. Puis, une fois révélé le caractère existentiel de l’exercice par les juridictions nationales de leur office de juge de droit commun du droit de l’Union, la Cour a pu, en substance, juger que dans l’exercice de leurs missions les cours constitutionnelles ne sauraient mobiliser les contre-limites traditionnellement opposées au droit de l’Union afin de restreindre les compétences des juges nationaux. 

II – Une neutralisation des restrictions de compétence des juges de droit commun du droit de l’Union 

La Cour de justice a tout d’abord considéré que le respect dû à l’identité nationale des États ne saurait justifier qu’une cour constitutionnelle écarte l’application d’une norme du droit de l’Union, en raison de l’atteinte qu’elle porterait à l’identité nationale de l’État membre concerné. Dans cette hypothèse, seule la Cour de justice pourrait apprécier si la disposition de droit dérivé, telle qu’elle l’a interprétée, méconnaît l’obligation de respecter l’identité nationale contenue dans l’article 4, § 2, TUE au terme d’une décision préjudicielle sollicitée par le juge constitutionnel. Restreignant ensuite la possibilité pour les cours constitutionnelles de s’abriter derrière la contre-limite relative à l’ultra vires, la Cour ajoutait qu’elles ne pouvaient pas déclarer que le juge de l’Union avait outrepassé ses compétences, dans l’opération d’interprétation du droit de l’Union, pour refuser de donner suite à son arrêt préjudiciel qui se trouve revêtu d’une autorité singulière. 

Cette solution n’étonne guère et sa portée ne doit pas, nous semble-t-il, être survalorisée. En premier lieu, le juge de l’Union n’a point été conduit à s’arroger une compétence pour déterminer les composantes de l’identité constitutionnelle des États, mais il s’est simplement borné à rappeler qu’en tant qu’interprète authentique des traités lui seul pouvait, d’une part, déterminer les éléments protégés au titre du respect de l’identité nationale de l’article 4, § 2, TUE et, d’autre part, se prononcer sur la portée de cette protection. En deuxième lieu, si l’obligation préjudicielle imposée aux cours constitutionnelles peut susciter des interrogations, eu égard à la spécificité de leurs missions, il convient de relever que le périmètre de cette obligation est strictement cantonné. En effet, ce n’est que dans l’hypothèse où une juridiction constitutionnelle entendrait s’écarter ouvertement d’un arrêt de la Cour, pour rendre une décision qui la conduirait in fine à constater l’invalidité d’une disposition de droit dérivé au regard du droit constitutionnel – au nom du respect dû par l’Union à l’identité nationale -, qu’elle serait alors obligée au préalable de surseoir à statuer. Enfin, en dernier lieu, il convient de ne pas oublier que cette décision, bien qu’ayant une portée générale, est rendue dans un contexte particulier et semble s’adresser principalement aux juges constitutionnels qui procèdent à une instrumentalisation politique des contre-limites pour saper les fondements du droit de l’Union et son identité. 

III – Une condamnation des procédures disciplinaires entravant l’exercice de l’office du juge de droit commun du droit de l’Union

Joignant ensuite l’examen des deuxième et troisième questions qui lui avaient été renvoyées, la Cour a été conduite à déterminer dans quelle mesure le droit de l’Union s’oppose à une règlementation permettant d’engager la responsabilité disciplinaire d’un juge ayant appliqué le droit de l’Union, en méconnaissance d’une décision de la cour constitutionnelle elle-même contraire à ce droit. Pour ce faire, la Cour a tout d’abord livré un guide de la compatibilité d’une réglementation nationale relative à la responsabilité disciplinaire des juges avec les exigences d’indépendance du pouvoir judiciaire. Elle a dans de cadre rappelé que le droit de l’Union ne s’opposait pas à une telle règlementation dès lors que l’engagement de la responsabilité disciplinaire des juges était fermement encadré par des critères objectifs et vérifiables – liés à la bonne administration de la justice -, limité à des circonstances exceptionnelles et, enfin, assorti de garanties de nature à pleinement préserver leur neutralité et leur imperméabilité.

Réitérant alors les conclusions auxquelles elle était parvenue dans sa décision Euro Box du 21 décembre 2021, la Cour a jugé que les articles 2 et 19, § 1, al. 2, TUE s’opposaient à une réglementation nationale permettant d’engager la responsabilité disciplinaire des juges pour toute méconnaissance des décisions de la cour constitutionnelle nationale. Poursuivant son analyse, le juge de l’Union a ensuite relevé qu’une telle réglementation, en tant qu’elle permet d’engager la responsabilité disciplinaire d’un juge ayant écarté l’application d’une décision d’une cour constitutionnelle qui aurait refusé de donner suite à un arrêt préjudiciel de la Cour de justice, est également contraire aux articles 4, § 2 et 3, TUE, 267 TFUE ainsi qu’au principe de primauté. Ce constat est d’ailleurs indifférent au fait qu’aucune sanction n’ait été prononcée dans la mesure où la simple menace d’ouverture d’une enquête, parce qu’elle est susceptible d’exercer une pression sur les juges, porte atteinte à leur indépendance et entrave l’exercice de leur office de juge de droit commun du droit de l’Union. 

Cette décision, qui marque une nouvelle étape du processus d’extension de la portée constitutive de l’article 19, § 1, al. 2, TUE, conduit la Cour à s’imposer une fois de plus comme une alliée des juges nationaux, mais probablement aussi à s’exposer, plus encore que dans le passé, à des critiques tenant à son immixtion au sein de l’organisation judiciaire interne. 


[1] Après avoir considéré que l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux n’était pas applicable dans l’affaire au principal.